CAA de BORDEAUX, 1ère chambre, 16/12/2022, 21BX01994, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision16 décembre 2022
Num21BX01994
JuridictionBordeaux
Formation1ère chambre
PresidentMme HARDY
RapporteurMme Charlotte ISOARD
CommissaireM. ROUSSEL
AvocatsAMADIO

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme C... F... a demandé au tribunal administratif de Poitiers d'annuler la décision du 26 novembre 2019 par laquelle le Premier ministre a rejeté sa demande tendant au versement de l'aide financière instituée par le décret du 27 juillet 2004 en reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes d'actes de barbarie durant la Deuxième Guerre mondiale.

Par un jugement n° 2000249 du 11 mars 2021, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire enregistrés le 13 mai 2021, le 27 juillet 2021 et le 17 mars 2022, Mme F..., représentée par Me Amadio, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Poitiers du 11 mars 2021 ;

2°) d'annuler la décision du Premier ministre du 26 novembre 2019 ;

3°) d'enjoindre au Premier ministre de lui attribuer l'aide financière prévue par le décret du 27 juillet 2004 instituant une aide financière en reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes d'actes de barbarie durant la Deuxième Guerre mondiale, sous forme d'un capital, dans un délai de trois mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir ;

4°) de mettre à la charge de l'État la somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que son père ayant été arrêté avant d'être exécuté le 9 mai 1945, elle avait droit à l'indemnisation prévue par le décret du 27 juillet 2004.


Par des mémoires en défense enregistrés le 7 juillet 2021 et le 3 août 2021, le Premier ministre conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que les moyens de Mme F... ne sont pas fondés.


Par un mémoire enregistré le 23 février 2022, la ministre des armées s'associe aux conclusions du Premier ministre tendant au rejet de la requête.

Elle soutient que les moyens de Mme F... ne sont pas fondés.


Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- le code des pensions militaires et des victimes de la guerre ;
- le décret n° 2004-751 du 27 juillet 2004 ;
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme G... A...,
- les conclusions de M. Romain Roussel, rapporteur public.


Considérant ce qui suit :

1. Par une décision du 26 novembre 2019, le Premier ministre a refusé d'accorder à Mme F... le bénéfice de l'aide financière prévue par le décret du 27 juillet 2004 instituant une aide financière en reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes d'actes de barbarie durant la Deuxième Guerre mondiale. Mme F... relève appel du jugement du 11 mars 2021 par lequel le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision.

2. Aux termes de l'article 1er du décret du 27 juillet 2004 instituant une aide financière en reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes d'actes de barbarie durant la Deuxième Guerre mondiale : " Toute personne, dont la mère ou le père, de nationalité française ou étrangère, a été déporté, à partir du territoire national, durant l'Occupation pour les motifs et dans les condition mentionnées aux articles L. 272 et L. 286 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, et a trouvé la mort en déportation, a droit à une mesure de réparation, conformément aux dispositions du présent décret, si elle était mineure de vingt et un ans au moment où la déportation est intervenue. / Ce régime bénéficie également aux personnes, mineures de moins de vingt et un ans au moment des faits, dont le père ou la mère, de nationalité française ou étrangère, a, durant l'Occupation, été exécuté dans les circonstances définies aux articles L. 274 et L. 290 du même code (...) ". Aux termes de l'article L. 274 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, désormais codifié à l'article L. 342-3 de ce code : " Les personnes arrêtées et exécutées pour actes qualifiés de résistance à l'ennemi sont considérées comme internés résistants, quelle que soit la durée de leur détention, a fortiori si elles ont été exécutées sur-le-champ ". Et aux termes de L. 290 du même code, désormais codifié l'article L. 343-5 : " Les Français ou ressortissants français qui, à la suite de leur arrestation, pour tout autre motif qu'une infraction de droit commun, ont été exécutés par l'ennemi, bénéficient du statut des internés politiques, quelle que soit la durée de leur détention, a fortiori s'ils ont été exécutés sur le champ ".

3. M. B... D..., le père de Mme F..., entré dans la résistance française en Indochine au mois d'octobre 1942, était gendarme affecté à Phu-Xuan-Hoï. Il ressort du rapport établi le 2 novembre 1945 par le lieutenant E..., qui résidait dans un bungalow voisin, que, le 9 mars 1945, des soldats japonais ont fait irruption dans le quartier de Nhabe, se sont dirigés vers le bungalow de M. D... et ont fusillé ce dernier dès leur entrée dans le bâtiment. Ce rapport indique également que le chef de ces soldats a déclaré que M. D... " avait été tué parce qu'il avait voulu résister " et ne fait état ni de combat, ni d'aucun autre décès ou dégradation qui seraient intervenus dans le quartier Nhabe le 9 mars 1945. En l'absence de toute autre perte humaine ou matérielle, les événements décrits par le lieutenant E..., qui se sont déroulés dans un secteur sous contrôle japonais, ne peuvent être considérés comme constituant un assaut de l'armée japonaise, contrairement à ce que soutient le Premier ministre. Au regard de ces éléments, le père de la requérante ne peut être regardé comme étant mort au combat, alors même qu'il aurait armé ses fusils à l'approche des soldats japonais, mais doit être regardé comme ayant fait l'objet d'une arrestation et d'une exécution sur le champ. Sa disparition, qui est intervenue dans les conditions fixées par l'article L. 274 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, a ainsi eu lieu dans des circonstances sans rapport avec les lois classiques de la guerre, répondant au critère fixé par les auteurs du décret du 27 juillet 2004, qui vise à réparer les actes de barbarie commis durant la période de l'Occupation. Par suite, Mme F... est fondée à soutenir que le Premier ministre a commis une erreur d'appréciation en considérant que son père n'était pas décédé dans des circonstances correspondant à celles prévues par l'article 1er du décret du 27 juillet 2004 instituant une aide financière en reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes d'actes de barbarie durant la Deuxième Guerre mondiale.

4. Il résulte de ce qui précède que Mme F... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du Premier ministre du 26 novembre 2019.
Sur l'injonction :

5. Au regard de ses motifs, le présent arrêt implique nécessairement que la Première ministre accorde à Mme F... le bénéfice de l'aide financière prévue par le décret du 27 juillet 2004, sous la forme d'une indemnité, dans un délai de trois mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir.

Sur les frais liés au litige :

6. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État la somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par Mme F... et non compris dans les dépens.

DECIDE :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Poitiers du 11 mars 2021 et la décision du Premier ministre du 26 novembre 2019 sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint à la Première ministre d'accorder à Mme F... le bénéfice de la mesure de réparation prévue par le décret du 27 juillet 2004 instituant une aide financière en reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes d'actes de barbarie durant la Deuxième Guerre mondiale, sous forme d'une indemnité, dans un délai de trois mois.

Article 3 : L'État versera à Mme F... une somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme C... F... et à la Première ministre.
Copie en sera adressée au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 1er décembre 2022 à laquelle siégeaient :

Mme Marianne Hardy, présidente,
Mme Christelle Brouard-Lucas, présidente-assesseure,
Mme Charlotte Isoard, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 16 décembre 2022.

La rapporteure,




Charlotte A...La présidente,




Marianne Hardy
La greffière,



Marion Azam Marche
La République mande et ordonne à la Première ministre en ce qui la concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
N° 21BX01994 2