CAA de BORDEAUX, 2ème chambre, 29/02/2024, 21BX04306, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. C... D... a demandé au tribunal administratif de Poitiers d'annuler
la décision du 17 juillet 2019 par laquelle la ministre des armées a rejeté sa demande de pension militaire d'invalidité pour l'infirmité de stress post-traumatique, et d'enjoindre à la ministre
de reconnaître l'imputabilité au service de cette infirmité avec un taux d'invalidité de 50 %.
Par un jugement n° 1902970 du 28 septembre 2021, le tribunal a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 24 novembre 2021, M. D..., représenté par la SELARL MDMH, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) d'annuler la décision de la ministre des armées du 17 juillet 2019 ;
3°) d'enjoindre au ministre des armées de reconnaître l'imputabilité au service de son état de stress post-traumatique avec un taux d'invalidité de 50 %, ou à titre subsidiaire d'ordonner une expertise médicale avant dire droit pour l'évaluation du taux d'invalidité ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement au profit de son conseil d'une somme
de 3 500 euros au titre des dispositions combinées des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique.
Il soutient que :
- eu égard au contexte dans lequel il a exercé ses fonctions en Côte d'Ivoire, le tribunal a commis une erreur de droit en recherchant si des " conditions éprouvantes de service porteuses d'une dimension traumatique " permettaient de retenir l'imputabilité au service de l'affection ; au demeurant, il a également commis une erreur de fait et d'appréciation ;
- la crainte de bombardements et le risque de mort constituent des circonstances particulières expliquant sa pathologie, conformément aux critères fixés par le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux et aux " données admises par la science " ; alors qu'il a exercé ses fonctions sur un territoire affecté par des bombardements, il a nécessairement croisé des victimes, ce qui est corroboré par le témoignage du lieutenant-colonel A... ; le seul fait de risquer sa vie dans le cadre de bombardements imprévisibles, après avoir appris la mort de militaires français, suffit à établir l'existence d'un facteur de stress majeur ; l'expert a constaté les symptômes d'un stress post-traumatique, sans qu'aucune autre circonstance ou un état antérieur ne puisse les expliquer ; c'est ainsi à tort que le tribunal a jugé que sa pathologie ne trouvait pas sa cause directe et essentielle dans le service et s'est fondé sur sa qualité de militaire pour apprécier strictement l'existence de conditions particulières de service à l'origine de l'affection ;
- l'expert a conclu que sa pathologie avait été " réactivée et aggravée " par
les difficultés professionnelles et a retenu des troubles très intenses imputables au fait
du 6 novembre 2004 pour un taux de 50 %.
Par un mémoire en défense enregistré le 12 mai 2022, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.
Elle fait valoir qu'il ne ressort pas du témoignage du lieutenant-colonel A...
que M. D... aurait été exposé à un fait traumatique précis ou à des situations répétées d'extrême tension à l'origine d'un syndrome de stress post-traumatique, au sens de la jurisprudence du Conseil d'Etat (n° 366628 du 22 septembre 2014).
M. D... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 20 janvier 2022.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme B...,
- les conclusions de Mme Isoard, rapporteure publique,
- et les observations de Me Clavier, représentant M. D....
Une note en délibéré présentée pour M. D... a été enregistrée le 6 février 2024.
Considérant ce qui suit :
1. M. D..., engagé dans l'armée de terre le 3 octobre 2000, a été placé en congé de maladie ordinaire à compter du 9 janvier 2017, suivi d'un congé de longue maladie puis d'un congé de longue durée jusqu'au 2 juillet 2020, et radié des cadres le 3 juillet 2020 au grade d'adjudant-chef. Il est titulaire d'une pension militaire d'invalidité définitive, concédée au taux de 10 % par arrêté du 5 septembre 2011, avec jouissance à compter du 26 mai 2011, pour une infirmité de séquelles d'épitrochléite (tendinite) traumatique du coude droit. Le 12 mars 2018,
il en a sollicité la révision pour la prise en compte d'une infirmité nouvelle de stress
post-traumatique. Par une décision du 17 juillet 2019, la ministre des armées a rejeté sa demande. M. D... a contesté cette décision devant le tribunal administratif de Poitiers. Il relève appel du jugement de rejet du 28 septembre 2021.
2. Aux termes de l'article L. 121-1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, applicable à la date de la demande de pension : " Ouvrent droit à pension : 1° Les infirmités résultant de blessures reçues par suite d'événements de guerre ou d'accidents éprouvés par le fait ou à l'occasion du service ; / 2° Les infirmités résultant de maladies contractées par le fait ou à l'occasion du service (...) ". Aux termes de l'article L. 121-2 du même code, dans sa rédaction applicable à la date de la demande : " Lorsque la preuve que l'infirmité ou l'aggravation résulte d'une des causes mentionnées à l'article L. 121-1 ne peut être apportée, ni la preuve contraire, la présomption d'imputabilité au service bénéficie à l'intéressé à condition : 1° S'il s'agit de blessure, qu'elle ait été constatée : a) Soit avant la date du renvoi du militaire dans ses foyers ; b) Soit, s'il a participé à une des opérations extérieures mentionnées l'article L. 4123 du code de la défense, avant la date de son retour sur son lieu d'affectation habituelle ; 2° S'il s'agit d'une maladie, qu'elle ait été constatée après le quatre-vingt-dixième jour de service effectif et avant le soixantième jour suivant l'une des dates mentionnées au 1°. En cas d'interruption de service d'une durée supérieure à quatre-vingt-dix jours, la présomption ne joue qu'après le quatre-vingt-dixième jour suivant la reprise du service actif. La recherche d'imputabilité est effectuée au vu du dossier médical constitué pour chaque militaire lors de son examen de sélection et d'incorporation. La présomption définie au présent article s'applique exclusivement, soit (...) en opération extérieure, (...), les constatations étant faites dans les délais prévus aux précédents alinéas. Dans tous les cas, la filiation médicale doit être établie entre la blessure ou la maladie ayant fait l'objet de la constatation et l'infirmité invoquée. ".
3. Il résulte des dispositions précitées que, lorsque le demandeur d'une pension ne peut pas bénéficier de la présomption légale d'imputabilité au service, il incombe à ce dernier d'apporter la preuve de cette imputabilité par tous moyens de nature à emporter la conviction des juges. Dans les cas où sont en cause des troubles psychiques, il appartient au juge de prendre en considération l'ensemble des éléments du dossier permettant d'établir que ces troubles sont imputables à un fait précis ou à des circonstances particulières de service. Lorsqu'il est établi que les troubles psychiques trouvent leur cause directe et déterminante dans une ou plusieurs situations traumatisantes auxquelles le militaire en opération a été exposé, en particulier pendant des campagnes de guerre, la seule circonstance que les faits à l'origine des troubles n'aient pas été subis par le seul demandeur de la pension mais par d'autres militaires participant à ces opérations, ne suffit pas, à elle seule, à écarter la preuve de l'imputabilité.
4. En premier lieu, il est constant que le dossier de M. D... ne comporte aucun constat de troubles psychiques contemporains ou postérieurs à son affectation en Côte d'Ivoire du 14 octobre 2004 au 12 février 2005 dans le cadre de l'opération extérieure Licorne, ce qui fait obstacle au bénéfice de la présomption d'imputabilité prévue à l'article L. 121-2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre. Il appartenait donc au juge, ainsi qu'il est exposé au point précédent, de rechercher si la pathologie était imputable à un fait précis ou à des circonstances particulières de service. Par suite, le moyen tiré de ce que le tribunal aurait commis une erreur de droit en procédant à cette recherche ne peut qu'être écarté.
5. En second lieu, il résulte de l'instruction que M. D..., initialement en congé de maladie à compter du 9 janvier 2017 pour des lombalgies chroniques invalidantes, a été hospitalisé durant une semaine en mars 2017 dans le service de psychiatrie du centre hospitalier de Niort pour un état dépressif sévère. Par lettre du 7 juin 2017, un médecin de l'hôpital d'instruction des armées Robert Picqué a indiqué à son psychiatre traitant qu'il allait proposer une mise en congé de longue maladie pour dépression, mais également pour troubles de stress post-traumatique, en relevant que M. D... aurait vécu pratiquement en direct
le bombardement du camp Descartes à Bouaké le 6 novembre 2004 lors de l'opération Licorne, et que " le patient dit avoir participé à la gestion des blessés et des corps à l'issue ". Cette lettre décrit une symptomatologie anxiodépressive d'installation progressive face à une accumulation de difficultés personnelles et professionnelles, physiques et psychiques (absences au travail pour des démarches de procréation médicalement assistée jugées abusives, lombalgies chroniques nécessitant une chirurgie, mutation non souhaitée), et précise que " la sédentarisation et la mise à distance du travail ont réactivé des symptômes de la lignée traumatique " avec des reviviscences diurnes et nocturnes et un sommeil agité témoignant d'une symptomatologie hyper-adrénergique, sans que l'on puisse faire de lien de cause à effet avec la symptomatologie dépressive. L'expert qui a examiné M. D... le 29 mars 2019 a conclu à un taux global d'invalidité de 80 %, dont 30 % pour le syndrome dépressif non imputable au service et 50 % pour un état de stress post-traumatique dont le fait générateur serait le bombardement de Bouaké le 6 novembre 2004 ayant causé 10 morts et 33 blessés au sein de la force française Licorne.
6. Dans sa relation des faits transmise par son épouse à l'administration lors de l'instruction de sa demande de congé de longue maladie, M. D... a indiqué qu'il était arrivé en mission à Bouaké le 4 ou le 5 novembre 2004 avec un convoi logistique, qu'il avait appris peu après son départ pour Yamoussoukro le 6 novembre que des personnels présents dans le convoi logistique avaient été tués dans le bombardement, que le mandat avait été " très compliqué psychologiquement " compte tenu notamment des tensions avec la population ainsi que de l'évacuation des blessés, des corps et des matériels détruits, et qu'aucun suivi n'avait été prévu au retour en France. Toutefois, le responsable hiérarchique de M. D... au moment des faits, interrogé par l'administration, a indiqué qu'après avoir procédé à des recherches dans ses archives, il peut affirmer avec certitude que lors de l'attaque du 6 novembre 2004, M. D... n'était pas à Bouaké mais à Tombokro, qu'il n'a pas pu voir les corps ou les cercueils, mais peut-être des blessés légers soignés à l'antenne chirurgicale de Tombokro, que la mission qu'il indique avoir effectuée s'est déroulée du 25 au 28 octobre, et qu'il a participé à l'évacuation du matériel plusieurs jours après l'attaque sur Bouaké. Si cet unique témoignage confirme que " la situation était très compliquée " pour les forces françaises avec l'annonce d'un mouvement de population le 7 novembre au matin, il précise que la foule n'est pas venue jusqu'aux camps et que personne n'a eu à ouvrir le feu à Tombokro. L'exposition
de M. D... à une ou plusieurs situations traumatisantes n'apparaît donc pas caractérisée. Dans ces circonstances, le tribunal, qui n'était pas tenu de suivre les conclusions de l'expertise, a fait une exacte application des principes exposés au point 3 en jugeant qu'en l'absence de circonstances particulières de service à l'origine de son affection, il n'établissait pas que sa pathologie trouvait sa cause directe et essentielle dans le service.
7. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner la recevabilité de la demande au regard de l'obligation de recours administratif préalable entrée en vigueur le 1er novembre 2019, que M. D... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal a rejeté sa demande. Par suite, ses conclusions présentées au titre des frais exposés à l'occasion de l'instance d'appel ne peuvent qu'être rejetées.
DÉCIDE :
Article 1er : La requête de M. D... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... D... et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 6 février 2024 à laquelle siégeaient :
Mme Catherine Girault, présidente,
Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,
M. Olivier Cotte, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 29 février 2024.
La rapporteure,
Anne B...
La présidente,
Catherine GiraultLa greffière,
Virginie Guillout
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 21BX04306