CAA de MARSEILLE, 6ème chambre, 01/07/2024, 24MA00459, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision01 juillet 2024
Num24MA00459
JuridictionMarseille
Formation6ème chambre
PresidentM. BADIE
RapporteurM. Renaud THIELÉ
CommissaireM. POINT
AvocatsBAKAYOKO;BAKAYOKO;BAKAYOKO

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme B... D... épouse C... a demandé au tribunal administratif de Marseille, en premier lieu, d'annuler l'arrêté du 25 juillet 2023 par lequel le préfet des Bouches-du-Rhône lui a refusé la délivrance d'un titre de séjour, l'a obligée à quitter le territoire français dans le délai de trente jours et a fixé le pays de destination, en deuxième lieu, d'enjoindre au préfet des Bouches-du-Rhône, à titre principal, de réexaminer sa demande d'admission au séjour, et, dans l'attente, de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour dans le délai de quinze jours à compter de la date de notification du jugement à intervenir, dans l'attente que la préfecture ait statué sur la demande d'admission de son fils au titre de sa pathologie ou, à titre subsidiaire, de réexaminer sa situation eu égard aux circonstances exceptionnelles dont elle se prévaut dans un délai de deux mois et dans l'attente lui délivrer une autorisation provisoire de séjour dans le délai de quinze jours à compter de la date de notification du jugement à intervenir, et, en troisième lieu, d'enjoindre au préfet de lui délivrer un certificat de résidence algérien portant la mention " vie privée et familiale " dans un délai de deux mois et dans l'attente lui délivrer une autorisation provisoire de séjour dans le délai de quinze jours à compter de la date de notification du jugement à intervenir.

Par un jugement n° 2307956 du 27 novembre 2023, le tribunal administratif de Marseille a rejeté cette requête.

Procédure devant la Cour :

I. Par une requête, enregistrée le 23 février 2024 sous le n° 24MA00459, et un mémoire enregistré le 12 juin 2024, Mme D..., représentée par Me Bakayoko, demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement ;
2°) de faire droit à ses demandes de première instance ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.

Elle soutient que :
- la décision portant refus de séjour a été prise sans examen de sa situation particulière ;
- cette décision est entachée d'une erreur de fait ;
- elle fait une inexacte application du 5° de l'article 6 de l'accord franco-algérien ;
- elle méconnaît l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- elle méconnaît l'article L. 435-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- elle méconnaît l'intérêt supérieur de l'enfant ;
- elle est entachée d'erreur manifeste d'appréciation ;
- la décision portant obligation de quitter le territoire français a été prise sans examen de sa situation particulière ;
- son exécution l'expose à une séparation avec son fils ;
- un retour en Algérie l'expose à des traitements inhumains ou dégradants.

Par un mémoire en défense, enregistré le 17 mai 2024, le préfet des Bouches-du-Rhône conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens présentés par Mme D... sont infondés.

II. Par une requête, enregistrée le 23 février 2024 sous le n° 24MA00460, et un mémoire enregistré le 12 juin 2024, Mme D..., représentée par Me Bakayoko, demande à la Cour :

1°) de l'admettre provisoirement au bénéfice de l'aide juridictionnelle ;

2°) de prononcer le sursis à exécution du jugement du 27 novembre 2023 en tant qu'il a rejeté ses conclusions dirigées contre la décision portant obligation de quitter le territoire français prise à son encontre le 25 juillet 2023 et la décision du même jour fixant le pays de destination, jusqu'à ce qu'il soit statué sur sa requête d'appel au fond ;

3°) d'enjoindre au préfet des Bouches-du-Rhône de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour renouvelable jusqu'à ce qu'il ait été statué au fond sur sa requête d'appel, et ce dans un délai de sept jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir et sous astreinte de 150 euros par jour de retard ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.

Elle soutient que :
- l'exécution du jugement risque d'entraîner des conséquences difficilement réparables ;
- les moyens qu'elle présente à l'appui de son appel sont sérieux en l'état de l'instruction.

Par deux décisions en date du 23 février 2024, Mme D... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale dans les deux affaires.
Vu les autres pièces des dossiers.

Vu :
- l'accord franco-algérien du 27 décembre 1968 ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le décret n° 61-1196 du 31 octobre 1961 ;
- le code de justice administrative.

Le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

A été entendu au cours de l'audience publique le rapport de M. Renaud Thielé, rapporteur.

Considérant ce qui suit :

1. Mme D..., ressortissante algérienne née le 3 décembre 1961, a demandé à être admise au séjour au titre de la vie privée et familiale. Par un arrêté du 25 juillet 2023, le préfet des Bouches-du-Rhône a rejeté cette demande, lui a fait obligation de quitter le territoire français dans le délai de trente jours et a fixé le pays de destination. Par le jugement attaqué, dont Mme D... relève appel par une première requête, le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cet arrêté. Elle en demande également, par une deuxième requête le sursis à exécution. Il y a lieu de joindre ces deux requêtes qui concernent la même personne et le même jugement.

Sur le bien-fondé du jugement :

2. Aux termes de l'article L. 461 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, en vigueur à la date du décès du père de Mme D... : " La France adopte les orphelins : / (...) 2° Dont le père, la mère ou le soutien de famille est mort de blessures ou de maladies contractées ou aggravées du fait de la guerre ". Aux termes de l'article 2 du décret du 31 octobre 1961 édictant des dispositions en faveur des personnels servant dans les harkas en Algérie : " Le droit à la mention 'Mort pour la France' prévu par l'article L. 488 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre est ouvert (...) lorsque ce décès résulte d'attentat ou de tout autre acte de violence en relation directe et dûment établie avec les événements qui se déroulent en Algérie depuis le 31 octobre 1954 ". Et aux termes de l'article 3 de ce même décret : " Les enfants dont le père (...) est décédé dans les conditions prévues à l'article 2 ci-dessus peuvent prétendre à la protection et à l'aide de l'Etat prévues en faveur des pupilles de la nation par les articles L. 470 et suivants du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre (...) ".

3. Il résulte de ces dispositions que Mme D..., dont le père est décédé le 14 juillet 1961, peu avant sa naissance, des suites d'une blessure par balle infligée le 20 mai 1961, et a été déclaré mort pour la France, bénéficie de ce fait du droit d'adoption à titre moral prévu par l'article L. 461 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre.

4. Si une telle qualité n'emporte par elle-même aucun droit au séjour, il y a lieu pour l'autorité administrative d'en tenir compte dans l'exercice de son pouvoir de régularisation.

5. Il ressort des pièces du dossier que Mme D... est arrivée en France le 18 mars 2019, après que son époux a abandonné sa famille en 2015, pour faire bénéficier son fils, M. A... C..., né le 27 janvier 2000, d'un suivi médical. Il en ressort également que ce dernier souffre de multiples pathologies, associant une épilepsie réfractaire aux traitements à un retard cognitif, à une hémiparésie droite et à une malformation du bras droit avec atrophie. Il ressort, enfin, de l'avis du collège des médecins de l'Office français de l'immigration et de l'intégration en date du 28 mai 2021, confirmé depuis par l'avis du 9 janvier 2024, que le défaut de prise en charge médicale A... peut entraîner des conséquences d'une exceptionnelle gravité. Ainsi que le préfet ne le conteste pas, cet état de santé nécessite l'assistance de sa mère.

6. M. C... bénéficie en France d'un traitement complexe, associant chirurgie de la main, traitement médicamenteux, et rééducation de l'hémicorps droit, dont l'arrêt serait nécessairement source d'importantes incommodités pour l'intéressée et pour son fils.

7. Dès lors, compte tenu de l'obligation morale dont la nation française s'est rendue débitrice à l'égard de Mme D..., le préfet des Bouches-du-Rhône a, en s'abstenant de faire usage du pouvoir de régularisation qu'il détient en l'absence même de tout texte, commis une erreur manifeste d'appréciation.

8. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de sa requête, Mme D... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'arrêté du 25 juillet 2023 par lequel le préfet des Bouches-du-Rhône a rejeté sa demande de titre de séjour et lui a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours.

Sur l'injonction :

9. En l'absence de tout changement allégué dans les circonstances de fait ou de droit, l'annulation de l'arrêté du 25 juillet 2023 implique nécessairement, compte tenu des motifs énoncés ci-dessus, que le préfet des Bouches-du-Rhône délivre à Mme D... un certificat de résidence portant la mention " vie privée et familiale ". Il y a donc lieu de lui enjoindre d'y procéder dans un délai de deux mois.

Sur la requête à fin de sursis à exécution :

10. Le présent arrêt statuant au fond sur l'appel de Mme D..., ses conclusions tendant à ce qu'il soit décidé le sursis à exécution du jugement dans l'attente de la décision au fond sont devenues sans objet, de même que ses conclusions tendant à ce qu'il soit enjoint au préfet de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour jusqu'à cette décision au fond.

11. L'aide juridictionnelle ayant été accordée à Mme D..., sa demande tendant à ce que la Cour lui accorde le bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire est également devenue sans objet.

Sur les frais liés au litige :

12. En application de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros que Me Bakayoko sollicite.
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 2307956 du 27 novembre 2023 du tribunal administratif de Marseille est annulé.
Article 2 : L'arrêté du 25 juillet 2023 par lequel le préfet des Bouches-du-Rhône a refusé d'admettre Mme D... au séjour et lui a fait obligation de quitter le territoire français est annulé.
Article 3 : Il est enjoint au préfet des Bouches-du-Rhône de délivrer à Mme D... un certificat de résidence portant la mention " vie privée et familiale " dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 4 : L'Etat (préfecture des Bouches-du-Rhône) versera à Me Bakayoko la somme de 2 000 euros, sous réserve de sa renonciation à percevoir la part contributive de l'Etat dans l'aide juridictionnelle.
Article 5 : Il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions à fin d'octroi de l'aide juridictionnelle provisoire, de sursis à exécution et d'injonction présentées dans l'affaire n° 24MA00460.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... D... épouse C..., au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à Me Bakayoko.
Copie en sera adressée au préfet des Bouches-du-Rhône.
Délibéré après l'audience du 17 juin 2024, où siégeaient :

- M. Alexandre Badie, président,
- M. Renaud Thielé, président assesseur,
- Mme Isabelle Gougot, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 1er juillet 2024.
N°s 24MA00459 - 24MA00460 2