CAA de TOULOUSE, 2ème chambre, 15/07/2025, 23TL02903, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision15 juillet 2025
Num23TL02903
JuridictionToulouse
Formation2ème chambre
PresidentMme Geslan-Demaret
RapporteurMme Delphine Teuly-Desportes
CommissaireMme Torelli
AvocatsSAGARDOYTHO-MARCO

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... A... a demandé au tribunal administratif de Toulouse de condamner l'État à lui verser la somme globale de 733 315,15 euros au titre des préjudices qu'il estimait avoir subis à la suite de l'accident de service, survenu le 21 juillet 2011, et de mettre à la charge de l'État la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un jugement n° 2107141 du 24 octobre 2023, le tribunal administratif de Toulouse a condamné l'Etat à verser à M. A... la somme de 20 000 euros assortie des intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement, a rejeté le surplus de sa demande et a mis à la charge de l'État la somme de 1 500 euros en application de l'article L.761-1 du code de justice administrative.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 12 décembre 2023, M. B... A..., représenté par Me Marco, de la société d'exercice libéral à responsabilité limitée Sagardoytho et Marco, demande à la cour :

1°) de réformer ce jugement rendu le 24 octobre 2023 ;

2°) de condamner l'État à lui verser la somme de 733 315,15 euros au titre des préjudices qu'il estime avoir subis à la suite de l'accident, survenu le 21 juillet 2011 ;

3°) de dire et juger que le capital représentatif de la pension militaire d'invalidité ne s'impute pas sur les indemnités allouées au titre du déficit fonctionnel permanent ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :
- en l'absence de sanglage des bottes de foin sur le camion, la responsabilité pour faute de l'Etat dans l'accident de service ainsi subi doit être retenue, et ce, en dépit de l'absence de poursuites pénales du chef de groupe de la mission ;
- la réparation intégrale de ses préjudices doit, en conséquence, lui être accordée ;
- les pertes de gains professionnels futurs sont d'un montant annuel de 18 059,64 euros ;
- l'incidence professionnelle et notamment la perte de chance d'une carrière dans l'armée peut également être indemnisée ;
- le capital représentatif de la pension militaire d'invalidité n'avait pas à être imputé sur l'indemnité allouée au titre du déficit fonctionnel permanent ;
- ses souffrances endurées doivent être réparées par la somme de 20 000 euros ;
- le préjudice esthétique temporaire, fixé à 2 000 euros par les premiers juges, sera confirmé ;
- le déficit fonctionnel permanent doit être porté à la somme de 34 800 euros ;
- le préjudice esthétique permanent, au regard de la circonstance qu'il est âgé de 30 ans à la date de la consolidation, sera fixé à 4 000 euros ;
- le préjudice d'agrément, au regard des nombreuses activités physiques pratiquées, sera fixé à 20 000 euros.

Par un mémoire en défense, enregistré le 24 février 2025, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que :
Sur les préjudices que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer :
- contrairement à ce qui est soutenu, le capital représentatif de la pension militaire d'invalidité a été imputé, à juste titre, sur les indemnités allouées au titre du déficit fonctionnel permanent ;
- l'indemnité sollicitée au titre du déficit fonctionnel permanent est manifestement excessive ;
- les pertes de gains professionnels ne sont pas établies dès lors que M. A... a continué de percevoir sa solde jusqu'à sa date de radiation des cadres le 17 janvier 2015 ; il en va de même pour la période postérieure à cette date, M. A... ne bénéficiant d'aucun droit au renouvellement de son contrat et ayant au demeurant rapidement retrouvé un emploi ;
- les premiers juges ont estimé à bon droit que l'incidence professionnelle devait être réparée à hauteur de 20 000 euros ;
Sur les préjudices que la pension militaire d'invalidité n'a pas pour objet de réparer :
- l'indemnité sollicitée par l'appelant au titre des souffrances endurées est surévaluée ;
- il en va de même de l'indemnité sollicitée par l'appelant au titre du préjudice esthétique permanent ;
- le préjudice d'agrément a été évalué à la juste somme de 6 000 euros et sera confirmé.

Par une ordonnance du 24 février 2025, la date de clôture d'instruction a été fixée au 14 avril 2025.
Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- le code civil ;
- le code de la défense ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Delphine Teuly-Desportes, présidente-assesseure,
- et les conclusions de Mme Michèle Torelli, rapporteure publique.


Considérant ce qui suit :
1. M. A..., maréchal des logis, a été victime d'un accident de service, le 21 juillet 2011, alors qu'il aidait au déchargement d'un camion tracteur dans le cadre d'une mission d'assistance gouvernementale aux agriculteurs en difficulté en raison de la sécheresse. A ce titre, il a bénéficié d'une pension militaire d'invalidité concédée à titre définitif à compter du 20 février 2015 au taux de 60%. Le 24 avril 2015, un protocole transactionnel en réparation des préjudices subis d'un montant global de 15 200 euros lui a été proposé. A la suite du recours gracieux présenté le 30 mars 2018, il lui a été proposé, le 29 mai 2018, un nouveau protocole transactionnel d'un montant global de 16 300 euros. M. A... a refusé la transaction et a introduit une requête tendant à la condamnation de l'État à lui verser la somme globale de 733 315,37 euros, qui a été rejetée par une ordonnance du président de la 5ème chambre du tribunal administratif de Toulouse, rendue le 3 mai 2021, au motif que l'intéressé n'avait pas préalablement saisi la commission de recours des militaires. Par un courrier du 1er juin 2021, M. A... a présenté une nouvelle demande indemnitaire qui a été rejetée par une décision du 9 juin 2021. Il a alors saisi la commission de recours des militaires qui, par une décision du 4 novembre 2021, a rejeté son recours. Par un jugement rendu le 24 octobre 2023, le tribunal administratif de Toulouse a condamné l'Etat à lui verser la somme de 20 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement et a rejeté le surplus de sa demande. M. A... relève appel du jugement en tant qu'il a limité l'indemnisation de ses préjudices à cette somme.
Sur le bien-fondé du jugement :
En ce qui concerne la responsabilité pour faute de l'Etat :
2. Eu égard à la finalité qui lui est assignée par les dispositions de l'article L. 2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre et aux éléments entrant dans la détermination de son montant, la pension militaire d'invalidité doit être regardée comme ayant pour objet de réparer, d'une part, les pertes de revenus et l'incidence professionnelle de l'incapacité physique et, d'autre part, le déficit fonctionnel, entendu comme l'ensemble des préjudices à caractère personnel liés à la perte de la qualité de la vie, aux douleurs permanentes et aux troubles ressentis par la victime dans ses conditions d'existence personnelles, familiales et sociales, à l'exclusion des souffrances éprouvées avant la consolidation, du préjudice esthétique, du préjudice sexuel, du préjudice d'agrément lié à l'impossibilité de continuer à pratiquer une activité spécifique sportive ou de loisirs et du préjudice d'établissement lié à l'impossibilité de fonder une famille.

3. Si le titulaire d'une pension a subi, du fait de l'infirmité imputable au service, d'autres préjudices que ceux que cette prestation a pour objet de réparer, il peut prétendre à une indemnité complémentaire égale au montant de ces préjudices. Ces dispositions ne font pas non plus obstacle à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre l'Etat, dans le cas notamment où l'accident serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité.

4. Pour déterminer si l'accident de service ayant causé un dommage à un militaire est imputable à une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat, de sorte que ce militaire soit fondé à engager une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale par l'Etat de l'ensemble du dommage, il appartient au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens, de rechercher si l'accident est imputable à une faute commise dans l'organisation ou le fonctionnement du service.

5. La responsabilité pour faute de l'Etat, retenue par le tribunal administratif de Toulouse, n'est pas contestée à hauteur d'appel et il ne résulte pas de l'instruction qu'elle aurait été retenue à tort par lesé premiers juges. En conséquence, M. A... est fondé à solliciter la réparation intégrale de ses préjudices sur ce fondement.

En ce qui concerne les préjudices :
S'agissant des préjudices que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer :

6. Lorsqu'il est saisi de conclusions tendant au versement d'une indemnité complémentaire au titre des préjudices que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer, il incombe au juge administratif de déterminer le montant total de ces préjudices, avant toute compensation par cette prestation, d'en déduire le capital représentatif de la pension et d'accorder à l'intéressé une indemnité égale au solde, s'il est positif.

Quant aux pertes de gains professionnels futurs :

7. En se bornant à soutenir que son revenu annuel perçu, avant l'accident de service, était de 21 747,72 euros et qu'il convient seulement de soustraire le montant annuel de la pension militaire d'invalidité de 3 688,08 euros pour en déduire une perte de revenus annuelle de 18 059,64 euros et, après application du taux de rente viagère de 36,408, des pertes futures d'un montant total de 657 515,37 euros, M. A... n'établit pas la réalité d'une perte de revenus à la date de consolidation de son état de santé, à savoir le 5 septembre 2014, alors notamment que son contrat, arrivé à échéance le 31 janvier 2012, a été renouvelé pour le temps de son congé de maladie avec perception de l'intégralité de sa solde jusqu'à sa radiation des contrôles, le 17 janvier 2015 et qu'il a retrouvé, un emploi, dès le 9 novembre 2015, pour un montant mensuel brut de 1 728,13 euros auquel s'ajoute sa pension militaire d'invalidité d'un montant mensuel de 500 euros. Ainsi que l'ont estimé les premiers juges, ce poste n'a pas à faire l'objet d'une indemnisation.

Quant à l'incidence professionnelle :

8. M. A... a été engagé, par contrat, le 6 mai 2003, à l'âge de 20 ans, en tant que militaire du rang dans une armée renouvelant les contrats des engagés par période de cinq ans avec une limite légale de durée de service fixée à 25 ans en vertu de l'article L. 4139-16 du code de la défense. Il est devenu sous-officier, sous contrat, le 1er février 2007, et il n'était sujet à aucun trouble antérieurement à l'accident de service. Il résulte de l'instruction et il n'est d'ailleurs pas contesté que M. A... a été privé d'une chance sérieuse d'obtenir le renouvellement de son engagement au-delà de son terme. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation de son préjudice en l'évaluant à la somme de 20 000 euros, ainsi que l'ont fait à bon droit les premiers juges.

Quant au déficit fonctionnel permanent :

9. Le déficit fonctionnel permanent de M. A..., qui a une perte de la flexion dorsale et une ankylose de l'articulation tibio-talienne, a été estimé à 15%. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice, incluant les troubles définitifs dans les conditions d'existence du militaire, en l'évaluant à la somme de 23 500 euros, qui a été retenue par les premiers juges.

Quant au montant total des préjudices que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer et au droit de M. A... à recevoir une indemnisation complémentaire :

10. D'une part, compte tenu de la finalité de la pension militaire d'invalidité rappelée aux points 2 et 3, l'appelant ne saurait sérieusement soutenir que le capital représentatif de la pension ainsi perçue n'avait pas à être déduit des postes de préjudice que sont l'incidence professionnelle et le déficit fonctionnel permanent.
11. D'autre part, il résulte de l'instruction que M. A... s'est vu attribuer une pension militaire d'invalidité au taux de 55% du 30 novembre 2014 au 19 février 2015 et de 60 % à compter du 20 février 2015 dont le montant annuel est de 3 583,62 euros. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de convertir ce montant annuel en un capital, selon les tables de mortalité de l'institut national de la statistique et des études économiques de la population générale 2017-2019 et publiées à la Gazette du Palais. Sur la base de ces éléments rapportés à une victime de sexe masculin, âgée de 31 ans à la date de consolidation, le coefficient de capitalisation s'élève à 48,979 à un taux d'intérêt égal à 0% de sorte que le montant capitalisé de la pension militaire d'invalidité de M. A... s'élève à 175 522,12 euros. Si ce dernier peut prétendre, ainsi qu'il a été dit aux points 8 et 9, à une indemnisation à hauteur des montants respectifs de 20 000 euros au titre de l'incidence professionnelle et de 23 500 euros au titre du déficit fonctionnel permanent, le total de ces sommes est inférieur au montant du capital représentatif de la pension militaire d'invalidité. Dans ces circonstances, ces deux postes de préjudice ne sauraient donner lieu à une indemnisation complémentaire.
12. Il résulte de ce qui précède que M. A... n'est pas en droit de prétendre à une indemnisation complémentaire des préjudices que la pension militaire d'invalidité a pour objet de réparer.
En ce qui concerne les préjudices que la pension militaire d'invalidité attribuée à M. A... n'a pas pour objet de réparer :
13. En premier lieu, il résulte de l'instruction et notamment du rapport de l'expertise, réalisée le 28 janvier 2015, que les souffrances endurées par M. A..., ont été évaluées à 4,5 sur une échelle de 7, en raison d'une hospitalisation itérative, de plusieurs interventions chirurgicales, d'une immobilisation trainante sur plusieurs mois et d'une rééducation de plus de six mois en centre dédié et en ambulatoire. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en allouant à M. A... la somme de 10 000 euros, au demeurant, retenue par les premiers juges.
14. En deuxième lieu, le préjudice esthétique temporaire, évalué à 3 sur une échelle allant de 1 à 7, au regard des difficultés majeures de marche qui n'est rendue possible qu'avec deux cannes anglaises, peut être fixé à la somme, non contestée, par les parties, de 2 000 euros.
15. En troisième lieu, il résulte de l'instruction que M. A... a subi un préjudice esthétique permanent évalué à 2 sur une échelle de 1 à 7 par l'expert, en lien avec une boiterie modérée permanente nécessitant l'usage d'une canne. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en allouant à l'intéressé une somme de 2 000 euros à ce titre.
16. En dernier lieu, il résulte de l'instruction que M. A... a subi un préjudice d'agrément en raison de l'abandon de toutes les activités physiques et sportives, de la limitation des activités avec ses enfants et de l'impossibilité de conduire une voiture. M. A... soutient à cet effet qu'il ne peut plus pratiquer la pelote basque, la musculation, le motocross, le footing, le vélo tous terrains et le rugby. A cet égard, il justifie avoir pratiqué le rugby en tant que licencié de la fédération française, de 2004 à 2008 dans la catégorie sénior puis un " rugby loisir " au sein du club " Lous Arousecs " de Navarrenx (Pyrénées-Atlantiques) de 2008 à 2011. Il sera fait une juste appréciation de ce chef de préjudice subi par le requérant, seulement âgé de 31 ans au 5 septembre 2014, date de consolidation de son état de santé, en l'évaluant à la somme de 6 000 euros.

17. Il résulte de ce qui précède que M. A... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulouse a limité son indemnisation à la somme de 20 000 euros.

Sur les frais liés au litige :

18. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme sollicitée par M. A... au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.


D E C I D E :
Article 1er : La requête de M. A... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... A... et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 1er juillet 2025, à laquelle siégeaient :
Mme Geslan-Demaret, présidente de chambre,
Mme Teuly-Desportes, présidente-assesseure,
Mme Dumez-Fauchille, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 15 juillet 2025.

La rapporteure,





D. Teuly-Desportes


La présidente,





A. Geslan-DemaretLa greffière,
M-M. Maillat


La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.


N°23TL02903 2