CAA de TOULOUSE, 2ème chambre, 27/02/2024, 22TL21083, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Montpellier sous le n° 2001298, d'annuler la décision par laquelle le ministre de l'intérieur a implicitement rejeté sa réclamation préalable du 16 décembre 2019, de condamner l'Etat à lui verser une somme de 100 000 euros en réparation des préjudices subis, assortie des intérêts de droit à compter du dépôt de sa demande préalable et de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à lui verser en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un jugement n°2001298-2104761 du 8 avril 2022, le tribunal administratif de Montpellier a notamment rejeté sa demande indemnitaire.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 3 mai 2022, M. B..., représenté par la SELAFA Cabinet Cassel, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n°2001298 du 8 avril 2022 du tribunal administratif de Montpellier ;
2°) d'annuler la décision par laquelle le ministre de l'intérieur a implicitement rejeté sa réclamation préalable reçue le 16 décembre 2019 ;
3°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 100 000 euros en réparation des préjudices subis, assortie des intérêts de droit à compter du dépôt de sa demande préalable ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat les entiers dépens et une somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- le jugement contesté est mal fondé ; en analysant séparément, et non dans leur ensemble, les différents agissements dont il a été victime, le tribunal n'a pas tiré les conclusions qui s'imposaient des éléments du dossier au titre du harcèlement moral ; le tribunal a écarté le caractère imputable au service de sa pathologie sans tenir compte des pièces médicales produites ;
- il a été victime de harcèlement moral, à défaut, d'une gestion fautive de sa carrière par sa hiérarchie, ce qui engage la responsabilité pour faute de l'Etat ;
- il a droit, même sans faute, à la réparation des préjudices imputables à son syndrome anxiodépressif d'origine professionnelle ;
- il sera fait une juste appréciation de son préjudice moral en le fixant à la somme de 20 000 euros ; l'atteinte à l'intégrité physique peut être évaluée à la somme de 40 000 euros ; il a subi un préjudice de carrière, qui sera réparé par le versement d'une somme de 20 000 euros ; une somme de 10 000 euros lui sera octroyée au titre de l'atteinte à sa réputation et la perte du bénéfice de 46 heures 26 d'aménagement et réduction du temps de travail et d'heures supplémentaires acquises au 1er janvier 2019 sera réparée par le versement d'une somme de 10 000 euros.
Par un mémoire en défense, enregistré le 26 avril 2023, le ministre de l'intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que :
- le préfet de la zone de défense et de sécurité Sud n'a pas commis d'erreur d'appréciation en refusant de reconnaître l'imputabilité au service de l'accident déclaré, l'existence d'un fait accidentel n'étant pas établie ; le requérant n'a jamais expressément sollicité la reconnaissance de l'imputabilité au service d'un trouble anxiodépressif mais d'un accident ; ni la commission de réforme, ni le préfet n'ont été mis à même de se prononcer sur l'imputabilité de cette maladie ;
- il oppose la prescription quadriennale aux éventuels préjudices antérieurs à l'année 2015 ;
- M. B... ne saurait se prévaloir de l'existence d'un harcèlement moral ou de fautes dans la gestion de sa carrière et ne justifie de la réalité d'aucun préjudice ;
- le requérant ne peut se prévaloir de la qualité de fonctionnaire, victime d'un accident de service ou d'une maladie professionnelle.
Par une ordonnance du 26 mai 2023, la clôture de l'instruction a été fixée au 26 juin 2023.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n°68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n°84-16 du 11 janvier 1984 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Thierry Teulière, premier conseiller,
- et les conclusions de Mme Michèle Torelli, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., brigadier-chef de la police nationale, affecté au sein de la circonscription de sécurité publique de Narbonne, a présenté une demande indemnitaire préalable en date du 5 décembre 2019 afin d'obtenir la réparation des préjudices qu'il estimait avoir subis et résultant de la dégradation de ses conditions de travail. Du silence gardé par l'administration sur cette demande est née une décision implicite de rejet. Par un jugement du 8 avril 2022, dont M. B... relève appel, le tribunal administratif de Montpellier a notamment rejeté cette demande indemnitaire.
Sur le bien-fondé du jugement :
En ce qui concerne la responsabilité pour faute :
2. Aux termes du premier alinéa de l'article 6 quinquies de la loi susvisée du 13 juillet 1983 applicable à l'espèce : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. ".
3. Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral.
4. M. B... expose d'abord avoir été victime de faits de harcèlement moral sur une période allant de 2006 à 2013, et avoir alors subi des reproches injustifiés, remarques vexatoires et violences verbales, une mutation d'office en 2007 réduisant ses responsabilités, un aménagement de ses horaires nuisant à sa vie privée, une baisse arbitraire de notation et une procédure disciplinaire injustifiée. Toutefois, il ne produit, sur ce point, qu'un récit détaillé, rédigé par ses soins, à lui seul, insuffisant pour étayer ses allégations.
5. Il expose ensuite que ses conditions de travail se sont de nouveau dégradées à compter de l'année 2016. Il précise avoir été victime de la vindicte de son chef d'unité, qui aurait rédigé des comptes-rendus défavorables sans lui en faire part, aurait émis des reproches injustifiés, fantaisistes et de mauvaise foi, notamment des observations orales. Il ne résulte cependant pas de l'instruction que le comportement du chef d'unité à l'égard de l'intéressé aurait excédé les limites de l'exercice normal du pouvoir hiérarchique, notamment sa demande d'explication en date du 4 décembre 2018 sur le départ anticipé du service de M. B... le 2 décembre 2018.
6. M. B... indique encore que le 15 octobre 2018, il a signalé à sa hiérarchie des faits de harcèlement sexuel impliquant un brigadier à l'égard d'une adjointe de sécurité et que ce brigadier a obtenu le soutien d'un officier supérieur, et entrepris de le discréditer sans qu'il n'ait reçu aucun soutien de sa hiérarchie. Or, ainsi que l'a jugé le tribunal, ses allégations quant au désaveu de la hiérarchie dont il aurait fait l'objet ne sont pas étayées et sont mêmes contredites par les pièces produites en appel par le ministre.
7. La circonstance que M. B... se soit vu retirer, le 15 janvier 2019, 46 heures 26 d'aménagement et réduction du temps de travail et d'heures supplémentaires acquises au
1er janvier 2019 n'est pas, en elle-même, de nature à faire présumer l'existence d'un harcèlement moral alors qu'il résulte de l'instruction que l'administration s'est engagée, dès le 4 février suivant, à corriger l'erreur commise en abondant à nouveau les heures indûment prélevées sur les comptes de l'intéressé. De même, le rejet de sa candidature au poste de chef de bureau d'ordre et d'emploi ne saurait, en lui-même, faire présumer l'existence d'un harcèlement moral.
8. Enfin, s'il se prévaut d'une sanction disciplinaire d'exclusion temporaire de fonctions pour une durée de quatre jours avec sursis, dont il a fait l'objet le 26 janvier 2010 qui a été annulée par un jugement n° 1002171 du tribunal administratif de Montpellier du 6 juin 2012 pour erreur de fait, et de la circonstance qu'il a été placé en congés maladie en raison d'un syndrome anxiodépressif, ces deux éléments, ne peuvent à eux seuls faire présumer d'une situation de harcèlement moral.
9. Les éléments de fait allégués aux points précédents qui, pris isolément, ne permettent pas de faire présumer l'existence d'un harcèlement moral, ne sont pas davantage de nature, considérés dans leur ensemble, à faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Par suite et alors même que l'article 7 de la loi du 31 décembre 1968 fait obstacle à ce que le ministre oppose la prescription quadriennale pour la première fois en appel, M. B... n'est pas fondé à soutenir que l'Etat aurait commis une faute de nature à engager sa responsabilité sur le fondement des dispositions de l'article 6 quinquies de la loi du 13 juillet 1983.
10. M. B... soutient, à titre subsidiaire, que l'administration l'aurait " mis au placard " et serait responsable d'une gestion fautive de sa carrière. Or, il n'établit pas, par ses seules allégations, identiques à celles invoquées pour les faits présumés de harcèlement moral, l'existence de telles fautes commises par l'administration.
En ce qui concerne la responsabilité sans faute :
11. Les dispositions qui instituent, en faveur des fonctionnaires victimes d'accidents de service ou de maladies professionnelles, une rente viagère d'invalidité en cas de mise à la retraite et une allocation temporaire d'invalidité en cas de maintien en activité doivent être regardées comme ayant pour objet de réparer les pertes de revenus et l'incidence professionnelle résultant de l'incapacité physique causée par un accident de service ou une maladie professionnelle. Ces dispositions déterminent forfaitairement la réparation à laquelle les fonctionnaires concernés peuvent prétendre, au titre de ces chefs de préjudice, dans le cadre de l'obligation qui incombe aux collectivités publiques de garantir leurs agents contre les risques qu'ils peuvent courir dans l'exercice de leurs fonctions. Elles ne font en revanche obstacle ni à ce que le fonctionnaire qui subit, du fait de l'invalidité ou de la maladie, des préjudices patrimoniaux d'une autre nature ou des préjudices personnels, obtienne de la personne publique qui l'emploie, même en l'absence de faute de celle-ci, une indemnité complémentaire réparant ces chefs de préjudice, ni à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre cette personne publique, dans le cas notamment où l'accident ou la maladie serait imputable à une faute de nature à engager la responsabilité de cette personne.
12. Aux termes de l'article 34 de la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat, alors applicable : " Le fonctionnaire en activité a droit : (...) 2° A des congés de maladie dont la durée totale peut atteindre un an pendant une période de douze mois consécutifs en cas de maladie dûment constatée mettant l'intéressé dans l'impossibilité d'exercer ses fonctions. Celui-ci conserve alors l'intégralité de son traitement pendant une durée de trois mois ; ce traitement est réduit de moitié pendant les neuf mois suivants. Le fonctionnaire conserve, en outre, ses droits à la totalité du supplément familial de traitement et de l'indemnité de résidence. Le bénéfice de ces dispositions est subordonné à la transmission par le fonctionnaire, à son administration, de l'avis d'arrêt de travail justifiant du bien-fondé du congé de maladie, dans un délai et selon les sanctions prévues en application de l'article 35. / Toutefois, si la maladie provient de l'une des causes exceptionnelles prévues à l'article L. 27 du code des pensions civiles et militaires de retraite, ou d'un accident survenu dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions, le fonctionnaire conserve l'intégralité de son traitement jusqu'à ce qu'il soit en état de reprendre son service ou jusqu'à mise à la retraite. Il a droit, en outre, au remboursement des honoraires médicaux et des frais directement entraînés par la maladie ou l'accident ; (...) ".
13. Constitue un accident de service, pour l'application des dispositions précitées, un évènement survenu à une date certaine, par le fait ou à l'occasion du service, dont il est résulté une lésion, quelle que soit la date d'apparition de celle-ci.
14. D'une part, il résulte du formulaire de sa déclaration d'accident de travail, daté et signé le 23 janvier 2019, que M. B... a indiqué comme date et heure de l'accident " 22/01/2019 à 11 H 50 ", avec comme circonstances détaillées, une " accumulation de stress professionnel du fait d'actes managéri[aux] aux conséquences morales violentes, portant atteinte psychologiquement : surcharge de travail, déconsidération au vu du grade, de la fonction et des requêtes exercées, ignorance, mépris, réflexions verbales infondées sur la façon de travailler, atteinte, obstruction au droit de recours administratif, suppression non conforme d'un quota d'heures de repos, le 22 janvier 19 angoisse au moment de prendre son service, pose un titre de congé et se rend chez son médecin ", la nature décrite de l'accident étant une " altération des conditions de travail " et l'élément matériel associé des " violences managériales professionnelles ". Le rapport, daté du 28 mars 2019, du docteur C..., psychiatre qui assure le suivi de M. B... depuis l'année 2015 et signataire du certificat médical du 22 janvier 2019 mentionnant, au titre des constatations effectuées, une décompensation anxio-thymique et un stress professionnel intense, indique que son patient souffre depuis de nombreux mois d'un syndrome anxiodépressif sévère en lien avec une situation de travail complexe et que cet effondrement est " actuellement exacerbé par de nouveaux évènements professionnels stressants, récemment évoqués par le patient et vécus comme particulièrement injustes, excessifs et destructeurs ". Par ailleurs, M. B... indique lui-même dans ses écritures avoir fait l'objet d'un arrêt de travail pour asthénie physique et morale du 8 au 20 novembre 2018 en lien avec le désaveu ressenti après la dénonciation à sa hiérarchie directe de faits de harcèlement sexuel ainsi que d'un traitement antidépresseur prescrit à compter 15 janvier 2019 à la suite du rejet de sa candidature au poste de chef de bureau d'ordre et d'emploi. Dès lors et ainsi que le relève la commission de réforme, dans son avis du 15 avril 2021, eu égard à cet état antérieur et en l'absence d'un fait soudain survenu le 22 janvier 2019 susceptible d'être qualifié d'accident, M. B... ne peut être regardé comme victime d'un accident de service.
15. D'autre part, il résulte de l'instruction que la maladie contractée par l'intéressé n'a pas été préalablement reconnue imputable au service par une décision du préfet de la zone de défense et de sécurité Sud. Par suite, M. B... n'ayant pas été reconnu comme victime d'une maladie professionnelle, il n'est pas fondé à rechercher la responsabilité sans faute de l'Etat en cette qualité.
En ce qui concerne les conclusions à fin d'annulation :
16. La décision implicite de rejet de la réclamation préalable de M. B... a eu pour seul effet de lier le contentieux à l'égard de l'objet de la demande de l'intéressé qui, en formulant des conclusions indemnitaires, a donné à l'ensemble de sa requête n°2001198 le caractère d'un recours de plein contentieux. Par suite, ainsi que l'ont à bon droit opposé les premiers juges, ses conclusions aux fins d'annulation de la décision de rejet de sa demande indemnitaire préalable doivent être rejetées.
17. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté sa demande indemnitaire et celle tendant à l'annulation de la décision implicite de rejet de sa réclamation préalable.
Sur les frais liés au litige :
18. En l'absence de dépens, les conclusions présentées par M. B... sur le fondement de l'article R. 761-1 du code de justice administrative doivent être rejetées. Par ailleurs, les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante à la présente instance, la somme que demande M. B... sur ce fondement.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré après l'audience du 6 février 2024 à laquelle siégeaient :
Mme Geslan-Demaret, présidente de chambre,
Mme Blin, présidente assesseure,
M. Teulière, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 février 2024.
Le rapporteur,
T. Teulière
La présidente,
A. Geslan-Demaret
Le greffier,
F. Kinach
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
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N°22TL21083