CAA de NANTES, 3ème chambre, 03/12/2015, 14NT01406, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision03 décembre 2015
Num14NT01406
JuridictionNantes
Formation3ème chambre
PresidentMme PERROT
RapporteurM. François LEMOINE
CommissaireM. GIRAUD
AvocatsLANNUZEL

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme F...D..., Mme A...D..., M. E...D...et Mme C...D...ont demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'État à leur verser respectivement les sommes de 586 335,50 euros, 37 868,28 euros, 51 667,61 euros et 20 000 euros en réparation des préjudices résultant pour eux du décès de leur époux et père, M. B...D..., survenu le 1er septembre 2008 des suites d'un cancer pris en charge à l'hôpital d'instruction des armées de Brest.

Par un jugement n° 1001604 du 26 mars 2014, le tribunal administratif de Rennes a rejeté leur demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires enregistrés les 27 mai 2014, 13 octobre 2015 et 5 novembre 2015 Mme F...D..., Mme A...D..., M. E...D...et Mme C...D..., représentés par Me Lannuzel, demandent à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du 26 mars 2014 du tribunal administratif de Rennes ;
2°) de condamner l'État à leur verser respectivement les sommes de 586 335,50 euros, 37 868,28 euros, 51 667,61 euros et 20 000 euros ;
3°) de mettre à la charge de l'État la somme de 5 000 euros au titre de l'article L.761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- c'est à tort que le tribunal administratif de Rennes a ordonné une expertise sur la question de la responsabilité de l'État alors que le ministre de la défense avait reconnu l'imputabilité au service du carcinome épidermoïde de l'oreille de M. B...D...et sa responsabilité du fait du retard à diagnostiquer cette pathologie et avait attribué à l'intéressé une pension militaire d'invalidité à ce titre par une décision du 21 novembre 2002 ; si M. B...D...avait pu bénéficier de la décision Brugnot du Conseil d'État en date du 1er juillet 2005, il aurait pu bénéficier de l'indemnisation de l'intégralité de ses préjudices ; une telle reconnaissance de l'imputabilité au service de sa pathologie par preuve doit entraîner la reconnaissance par l'État de sa faute dans la prise en charge de la victime ;
- le retard de diagnostic du carcinome épidermoïde est établi, d'une part, par l'avis médical du docteur Quillien du 6 mars 2000 dressé à la demande de leur assureur et, d'autre part, par le rapport d'expertise réalisé par le docteur Hauteville le 30 janvier 2001 lors de l'instruction de la demande de pension militaire d'invalidité de M.D... ; ces avis vont à l'encontre des conclusions de l'expert désigné par le tribunal administratif de Rennes qui ne retient aucune faute dans le suivi et l'information de M. B...D...; le retard de diagnostic n'est pas imputable à M. B...D...puisque celui-ci a consulté le docteur Morlain à l'hôpital d'instruction des armées de Brest le 8 avril 1998 date à laquelle une biopsie aurait pu être prescrite ;
- c'est également à tort que l'expert et le tribunal administratif de Rennes ont estimé que le cancer du poumon à l'origine du décès de B...D...était sans lien avec le carcinome du pavillon de l'oreille alors que les données histologiques recueillies au cours de la prise en charge du patient établissaient un lien entre ces deux foyers tumoraux et que les praticiens qui ont suivi M. B...D...ont toujours estimé que les métastases pulmonaires étaient en rapport avec le carcinome spinocellulaire de son oreille gauche ;
- il y a lieu pour la cour d'ordonner une nouvelle expertise au contradictoire du docteur Natali qui suivait M. B...D... ;
- les souffrances de leur époux et père leur ont causé un préjudice moral qu'ils évaluent à 25 000 euros pour son épouse, et à 20 000 euros pour chacun de ses trois enfants ;
- au titre des préjudices patrimoniaux, Mme D... évalue sa perte de revenus à la somme de 556 535,30 euros ; elle est fondée à obtenir le remboursement des frais d'obsèques à hauteur de 4 800 euros ; Mme A...D...et M. E...D...ses enfants évaluent leur pertes de revenus respectivement à hauteur de 17 868,28 euros et de 31 667,61 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 19 août 2015, le ministre de la défense conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir, en se rapportant à ses écritures de première instance, que les moyens soulevés par les consorts D...ne sont pas fondés.

Par un courrier enregistré le 18 mais 2015 la caisse nationale militaire de sécurité sociale déclare ne pas intervenir dans l'instance.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité sociale ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Lemoine, premier conseiller,
- les conclusions de M. Giraud, rapporteur public,
- et les observations de Me Lannuzel, avocat des consortsD....


1. Considérant que M. B...D..., officier de marine né le 2 septembre 1960, a consulté le service de dermatologie de l'hôpital d'instruction des armées de Brest le 10 novembre 1997 pour une lésion de l'oreille gauche ; que, cette lésion étant réapparue, il a consulté à nouveau le 20 février 1998 et s'est vu alors prescrire l'application d'une pommade corticoïde et une consultation de surveillance programmée le 6 mars 1998, à laquelle M. B...D...n'a pu se rendre en raison de contraintes professionnelles ; qu'eu égard à l'évolution inflammatoire de son oreille, le patient a été revu par le docteur Morlain du service de dermatologie de l'hôpital d'instruction des armées de Brest le 7 décembre 1998 ; qu'une biopsie cutanée a été programmée le 17 décembre 1998 mais n'a pu être effectuée que le 13 janvier 1999 ; que cet examen a mis en évidence un carcinome, qui a été traité par plusieurs interventions d'exérèse et un traitement par radiothérapie jusqu'au 3 juin 1999 ; que, parallèlement à ces traitements, M. B...D...a été suivi par le service ORL de l'hôpital d'instruction des armées de Brest pour une lésion des cordes vocales potentiellement carcinomateuse ; qu'après une période de rémission, un carcinome épidermoïde du poumon gauche a été diagnostiqué en novembre 2004 ; qu'après plusieurs traitements par chirurgie et par chimiothérapie, M. B...D...est décédé de ce cancer pulmonaire et de ses métastases le 1er septembre 2008 ; qu'estimant que la prise en charge de M. B...D...à l'hôpital d'instruction des armées de Brest à partir de 1998 n'avait pas été suffisamment diligente, MmeD..., son épouse, et ses trois enfants, Marie, Ludovic et SolèneD..., ont présenté une première réclamation préalable le 22 décembre 2009 puis une seconde le 15 avril 2010, lesquelles ont été implicitement rejetées par le ministre de la défense ; qu'ils ont ensuite saisi le tribunal administratif de Rennes d'une demande indemnitaire ; que, par un jugement avant-dire droit du 29 mai 2013, ce tribunal a ordonné une expertise aux fins de déterminer si un retard de diagnostic du carcinome de l'oreille pouvait être reproché à l'hôpital d'instruction des armées de Brest et si ce retard avait pu être à l'origine pour lui d'une perte de chance d'éviter une évolution fatale ; qu'à la suite du dépôt du rapport d'expertise définitif du docteur Dompmartin le 3 décembre 2013, le tribunal administratif de Rennes, par le jugement attaqué du 26 mars 2014 dont les consorts D...relèvent appel, a rejeté la demande des consortsD... ;

Sur la responsabilité de l'État :

2. Considérant, en premier lieu, qu'il relève de l'office du juge, saisi d'une demande de condamnation d'une personne publique, de vérifier si les conditions d'engagement de la responsabilité de cette personne sont remplies en ordonnant, en tant que de besoin, toutes les mesures d'instruction utiles à la résolution du litige ; que si les consorts D...font valoir que l'État avait reconnu sa responsabilité dans la pathologie ayant conduit au décès de M. B...D...en lui accordant une pension militaire d'invalidité, de sorte qu'il était inutile de prescrire une expertise, une telle argumentation est erronée dès lors que l'attribution d'une pension d'invalidité par l'État a pour seule finalité, en vertu des dispositions de l'article L. 1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, de garantir les militaires contre les risques qu'ils courent dans l'exercice de leur mission et de réparer forfaitairement leurs préjudices, mais ne saurait emporter reconnaissance par l'État de sa responsabilité à raison de fautes médicales commises dans un hôpital militaire ; que c'est, par suite, sans statuer au-delà de ce qui leur était demandé ni commettre d'erreur d'appréciation que les juges de première instance, saisis par les consorts D...de conclusions tendant à la condamnation de l'État en raison des conséquences de la prise en charge de M. B...D...à l'hôpital d'instruction des armées de Brest, ont ordonné une expertise médicale avant de se prononcer sur le bien-fondé de ces conclusions indemnitaires ;

3. Considérant, en deuxième lieu, que si les consorts D...se réfèrent, pour invoquer le retard de diagnostic du carcinome épidermoïde de l'oreille, aux compte-rendu d'examen médical et rapport établis par les docteurs Quillien le 6 mars 2000 et Hauteville le 30 janvier 2001, ces avis ont été pris en compte et analysés par l'expert désigné par le tribunal administratif de Rennes, lequel a estimé, sans être utilement contredit, que le rapport bénéfice/risque d'une biopsie dès la fin du mois de février 1998 n'était pas favorable et n'aurait probablement pas permis un diagnostic du carcinome alors que la lésion initiale n'évoquait pas une tumeur, qu'il n'existait aucun élément inquiétant lors de la consultation du 20 février 1998, que le traitement médical prescrit était parfaitement adapté et qu'un nouveau rendez-vous de suivi avait à juste titre été fixé au 6 mars suivant ; que si M. B...D...n'a pu se rendre au rendez-vous ainsi fixé, et à supposer même qu'il ait consulté le 8 avril suivant à l'occasion d'un rendez-vous dont son dossier médical ne comporte aucune trace, il est constant que le délai de 8 mois écoulé entre cette date et la consultation du 7 décembre 1998 ne peut être imputé au service hospitalier ; que l'expert judiciaire relève à cet égard que, dès que M. B...D...a à nouveau consulté le service de dermatologie le 7 décembre 1998, l'indication de la biopsie a été posée et réalisée dans les meilleurs délais ; qu'il précise, en réponse aux dires des parties, que la prise en charge dermatologique était parfaitement adaptée, que le suivi ORL, focalisé sur le traitement au cours de l'année 1998 d'une lésion aux cordes vocales avec un potentiel carcinologique, a été effectué selon les règles de l'art, et indique enfin que si une biopsie avait été réalisée le 20 février 1998, M. B...D...n'aurait pas augmenté pour autant ses chances de survie dès lors qu'il est décédé en 2008 d'un carcinome pulmonaire primitif ;

4. Considérant que les consorts D...soutiennent cependant également que le retard à diagnostiquer le carcinome épidermoïde de l'oreille découvert au début de l'année 1999 serait à l'origine du carcinome pulmonaire mis en évidence en 2004 dont est décédé M. B...D... le 1er septembre 2008 ; qu'ils produisent en appel divers courriers, datés de 2006 à 2008, rédigés notamment par le docteur Natali, médecin-chef de l'unité de pneumologie qui a suivi M. B... D..., lors d'échanges avec divers praticiens assurant le suivi pluridisciplinaire de l'intéressé ; que si ces courriers, dont l'objet n'était pas l'origine du cancer mais la prise en charge du patient, mentionnent que le carcinome épidermoïde pulmonaire est de même nature histologique que le carcinome spinocellulaire de l'oreille gauche et que le cancer du poumon provient de métastases du premier carcinome, le docteur Dompmartin, expert désigné par le tribunal administratif, a cependant conclu, après analyse de l'ensemble des résultats d'anatomie-pathologie, que le cancer pulmonaire était primitif et non une métastase du carcinome de l'oreille, en l'absence notamment de relais ganglionnaires, et que l'immunohistochimie de ce carcinome peu kératinisant, apparu après plusieurs années de rémission complète du carcinome de l'oreille, était en faveur d'une tumeur primitive ; que, par suite, et en tout état de cause, aucun lien de causalité direct et certain entre la prise en charge du foyer carcinomateux de l'oreille dont M. B...était atteint entre fin 1997 et 1999, qui n'a pas récidivé, et le décès du patient en 2008 d'un carcinome pulmonaire, ne peut être établi ; qu'aucune des affirmations des consorts D...n'est de nature à jeter un doute sur l'exactitude des conclusions ainsi rendues par cet expert ; qu'il suit de là qu'en l'absence de faute établie imputable à l'hôpital d'instruction des armées de Brest, la responsabilité de l'État ne saurait être engagée ;

5. Considérant qu'il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'ordonner une nouvelle expertise, que les consorts D...ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté leur demande indemnitaire ; que, par voie de conséquence, leurs conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative doivent également être rejetées ;


DÉCIDE :


Article 1er : La requête des consorts D...est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme F...D..., à Mme C...D..., à Mme A...D..., à M. E... D..., au ministre de la défense et à la caisse nationale militaire de sécurité sociale.


Délibéré après l'audience du 12 novembre 2015 à laquelle siégeaient :

- Mme Perrot, président de chambre,
- M. Coiffet, président-assesseur,
- M. Lemoine, premier conseiller.

Lu en audience publique le 3 décembre 2015.




Le rapporteur,





F. LEMOINE

Le président,





I. PERROT
Le greffier,





A. MAUGENDRE

La République mande et ordonne au ministre de la défense en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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