Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 04/10/2019, 418521
Vu la procédure suivante :
Par une requête, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 22 février 2018, 5 mars 2018 et 13 septembre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... A... et l'association Générations Harkis demandent au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler pour excès de pouvoir les dispositions des points 2 et 3 de la circulaire n°5739/SG adressée le 23 septembre 2014 par le Premier ministre aux préfets, recteurs d'académie et inspecteurs d'académie ainsi que les actions n°s 7, 8 et 10 du " plan d'action en faveur des harkis " qui lui est joint ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et son protocole additionnel ;
- la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;
- le code de la sécurité sociale ;
- la loi n° 94-488 du 11 juin 1994 ;
- la loi n°2008-492 du 26 mai 2008 ;
- la loi n°2014-1554 du 22 décembre 2014 ;
- le décret n°2015-772 du 29 juin 2015 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Isabelle Lemesle, conseiller d'Etat,
- les conclusions de M. Alexandre Lallet, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Boulloche, avocat de M. A... et de l'association Générations Harkis ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier que le Premier ministre a présenté le 25 septembre 2014 un plan d'action en faveur des anciens membres des forces supplétives et de leurs proches. Ce plan d'action a été mis en oeuvre, s'agissant de la création des comités régionaux de concertation, de l'accès au droit au logement des anciens supplétifs et de leur famille, de la promotion du dispositif existant des emplois réservés aux enfants de harkis et des actions éducatives visant à faire connaître l'histoire des harkis, par la circulaire adressée le 23 septembre 2014 par le Premier ministre aux préfets, recteurs d'académie et inspecteurs d'académie, à laquelle il est joint.
2. Par ailleurs, pris en application de l'article 79 de la loi du 22 décembre 2014 de financement de la sécurité sociale pour 2015, le décret du 29 juin 2015 a fixé les conditions et modalités selon lesquelles les enfants de harkis, moghaznis et personnels des diverses formations supplétives et assimilés qui ont été maintenus, entre l'âge de 16 et de 21 ans, dans des camps de transit et d'hébergement à l'issue de la guerre d'Algérie, peuvent obtenir la validation de ces périodes pour le calcul de leurs droits à assurance vieillesse. Une circulaire a été prise le 11 août 2015 par le directeur général de la Caisse nationale d'assurance vieillesse qui détaille ce dispositif qui avait été annoncé dans le plan d'action présenté en 2014.
Sur les conclusions tendant à l'annulation de la circulaire du Premier ministre :
3. Les conclusions de M. A... et de l'association Générations Harkis tendent à l'annulation pour excès de pouvoir des points 2 et 3 de la circulaire du 23 septembre 2014, ainsi que des actions n°s 7, 8 et 10 du plan d'action qui lui est joint. Le point 10 du plan d'action se bornant à indiquer que la mesure permettant aux enfants d'anciens harkis ayant été hébergés dans des camps de pouvoir racheter jusqu'à quatre trimestres de cotisations de retraire fera l'objet d'une mesure législative, il est dénué de caractère impératif et les conclusions tendant à son annulation ne peuvent qu'être rejetées comme irrecevables.
4. L'article 1er de la loi du 26 mai 2008 relative aux emplois réservés et portant dispositions diverses relatives à la défense, qui modifie l'article L. 396 du code des pensions militaires d'invalidité des victimes de la guerre, devenu l'article L. 241-4 du code des pensions militaires d'invalidité des victimes de guerre, a élargi le bénéfice des emplois réservés, sans condition de délai, sous réserve que les intéressés soient, au moment des faits, âgés de moins de vingt et un ans, aux orphelins de guerre et aux pupilles de la Nation, aux enfants des personnes mentionnées à l'article L. 394 du code, devenu l'article L. 241-2, dont le décès, la disparition ou l'incapacité de pourvoir à leurs obligations et à leurs charges de famille est imputable aux situations énumérées au même article, et aux enfants des militaires dont la pension relève de l'article L. 124, devenu l'article L. 221-1. En bénéficient également, mais sans condition d'âge, les enfants des personnes mentionnées aux articles 1er et 6 de la loi du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie.
5. A l'appui des conclusions de leur requête, les requérants soutiennent que la circulaire attaquée émane d'une autorité incompétente, l'article 34 de la Constitution réservant au législateur le soin de fixer les principes fondamentaux des obligations civiles. Dès lors que, dans la mesure où elle est contestée, la circulaire du 23 septembre 2014 se borne à décrire le dispositif issu de la loi du 26 mai 2008 et à prescrire aux préfets de le mettre en oeuvre, ce moyen ne peut qu'être écarté.
6. Aux termes de l'article 1er du protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ". Aux termes de l'article 14 de la convention : " La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ". Une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens de ces stipulations, si elle affecte la jouissance d'un droit ou d'une liberté sans être assortie de justifications objectives et raisonnables, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d'utilité publique ou si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la loi.
7. En l'espèce, la différence de traitement critiquée réside dans l'absence, pour les seuls enfants de harkis, de condition d'âge pour bénéficier des emplois réservés. Il résulte de ce qui précède, en tout état de cause, qu'une telle mesure, qui est favorable à ceux qui en bénéficient, ne constitue pas, pour eux, une discrimination au sens des stipulations combinées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du protocole additionnel à cette convention. Il s'ensuit que le moyen soulevé par M. A... et l'association Générations Harkis, tiré de la méconnaissance de ces stipulations, ne peut qu'être écarté.
8. Aux termes de l'article 2 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, qui a pour objet d'établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, le handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle, en ce qui concerne l'emploi et le travail, en vue de mettre en oeuvre, dans les États membres, le principe de l'égalité de traitement : " (...) a) une discrimination directe se produit lorsqu'une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne le serait dans une situation comparable (...) ". Il résulte des termes de cet article que le moyen tiré de leur méconnaissance par l'article 1er de la loi du 26 mai 2008 relative aux emplois réservés rappelé par la circulaire contestée, au motif qu'il institue au bénéfice des enfants de harkis un traitement qui leur est favorable, ne peut qu'être écarté.
9. Le moyen, soulevé par les requérants, tiré de ce que serait contraire à la Constitution l'article 1er de la loi du 26 mai 2008 relative aux emplois réservés et portant dispositions diverses relatives à la défense est irrecevable, faute d'avoir été présenté dans un mémoire distinct et motivé ainsi que l'exige l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
10. Les moyens tirés de ce que la circulaire attaquée serait entachée d'une violation de la loi et d'un défaut de base légale ne sont pas assortis des précisions qui permettent d'en apprécier le bien-fondé.
11. Quant au détournement de pouvoir allégué, il n'est pas établi.
12. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée par la ministre des armées, que les requérants ne sont pas fondés à demander l'annulation des termes de la circulaire du Premier ministre du 23 septembre 2014 qu'ils attaquent.
Sur les conclusions tendant à l'annulation du décret du 29 juin 2015 et de la circulaire du directeur général de la Caisse nationale d'assurance vieillesse :
13. Aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée (...) ".
14. Il ressort des pièces du dossier que, par un mémoire enregistré le 3 mai 2019, M. A... et l'association Générations Harkis ont demandé l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 29 juin 2015, pris pour l'application de l'article 79 de la loi du 22 décembre 2014 de financement de la sécurité sociale pour 2015, qui fixe les conditions et modalités selon lesquelles les enfants de harkis, moghaznis et personnels des diverses formations supplétives et assimilés qui ont été maintenus, entre l'âge de 16 et de 21 ans, dans des camps de transit et d'hébergement à l'issue de la guerre d'Algérie, peuvent obtenir la validation de ces périodes pour le calcul de leurs droits à assurance vieillesse, ainsi que de la circulaire du 11 août 2015 du directeur général de la Caisse nationale d'assurance vieillesse qui détaille le dispositif mis en place.
15. Le décret ainsi attaqué ayant été publié au Journal officiel de la République française le 30 juin 2015 et la circulaire du 11 août 2015 ayant été publiée sur un site internet de la Caisse nationale d'assurance vieillesse le 14 août 2015, les conclusions tendant à leur annulation, qui n'ont été présentées que le 3 mai 2019, sont tardives et par suite irrecevables.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
D E C I D E :
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Article 1er : La requête de M. A... et de l'association Générations Harkis est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. C... A..., à l'association Générations Harkis et à la ministre des armées.
Copie en sera adressée au Premier ministre.