CAA de MARSEILLE, 8ème chambre, 15/10/2020, 16MA03129, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision15 octobre 2020
Num16MA03129
JuridictionMarseille
Formation8ème chambre
PresidentM. GONZALES
RapporteurM. Philippe RENOUF
CommissaireM. ANGENIOL
AvocatsSELARL TEISSONNIERE & ASSOCIÉS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. D... C..., représenté par le cabinet d'avocats Teissonniere-Topaloff- Lafforgue-Andreu et Associés, a demandé au tribunal administratif de Nice d'annuler la décision du 17 mai 2013 par laquelle le ministre de la défense et des anciens combattants a rejeté sa demande, présentée en qualité d'ayant-droit de M. A... C..., tendant au bénéfice de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français.
Par un jugement n° 1204541 du 17 mai 2016, le tribunal administratif de Nice a annulé la décision du 17 mai 2013 du ministre de la défense et des anciens combattants et a enjoint au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) de présenter à M. D... C... une proposition d'indemnisation, dans un délai de trois mois à compter de la notification dudit jugement.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés respectivement le 1er août 2016 et le 11 octobre 2017, le ministre de la défense demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1204541 du tribunal administratif de Nice ;

2°) de rejeter la requête de M. D... C....


Il soutient que :
- c'est à tort que les premiers juges ont considéré que M. A... C... avait fait l'objet d'une contamination ;
- le tribunal administratif a commis une erreur de droit en statuant en excès de pouvoir, alors que le litige dont il était saisi relève, par nature et à titre exclusif, du plein contentieux ;
- le risque que la pathologie cancéreuse de l'intéressé soit attribuable aux essais nucléaires est négligeable en l'espèce ;
- l'absence de surveillance médicale spécifique concernant l'intéressé était justifiée dès lors qu'il n'était pas exposé à un risque de contamination ;
- les mesures de protection mises en place à l'attention des populations étaient incontestablement adaptées, et ne peuvent faire l'objet d'une remise en question permettant de contribuer à l'établissement d'un risque avéré de contamination dans le cas d'espèce.

Par des mémoires, enregistrés le 16 novembre 2016, le 20 octobre 2017 et le
18 décembre 2017, le CIVEN demande à la Cour de faire droit au recours du ministre.

Il soutient que les moyens du recours sont fondés et que les conditions d'exposition de M. A... C... à des rayonnements ionisants justifient que sa demande d'indemnisation soit rejetée.

Par des mémoires en défense, enregistrés le 3 février 2017 et le 19 septembre 2017,
M. D... C..., représenté par Me F..., demande à la Cour :

1°) de rejeter le recours du ministre ;
2°) d'annuler la décision portant rejet de la demande de reconnaissance et d'indemnisation présentée en qualité d'ayant-droit de M. A... C..., tendant au bénéfice de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français ;
3°) de constater qu'en date du 4 septembre 2017, le CIVEN a adressé à M. D... C... une proposition d'indemnisation, au titre de l'action successorale, d'un montant de 38 654 euros qu'il entend accepter ;
4°) de mettre à la charge de l'État la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que:
- les moyens du recours ne sont pas fondés ;
- le ministre de la défense ne rapporte pas la preuve que le risque imputable aux essais nucléaires dans la survenue de la maladie de son père est négligeable en application du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, et ne renversait donc pas la présomption de causalité dont il bénéficie ;
- il est nécessaire de faire application des nouvelles dispositions du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 modifié par l'article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle en outre-mer et portant d'autres dispositions en matière sociale et économique ;
- il a accepté l'offre d'indemnisation qui lui a été présentée par le CIVEN en exécution du jugement attaqué.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;
- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;
- la loi n° 2020-734 du 17 juin 2020 et notamment son article 57 ;
- le décret n°66-450 du 20 juin 1966 ;
- le décret n°67-228 du 15 mars 1967 ;
- le décret n°2010-653 du 11 juin 2010 ;
- le décret n° 2012-604 du 30 avril 2012 ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le décret du 24 février 2015 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public,
- et les observations de Me G..., substituant Me F..., représentant
M. C....

Considérant ce qui suit :

1. Le ministre de la défense relève appel du jugement n° 1204541 du 17 mai 2016 par lequel le tribunal administratif de Nice a annulé, à la demande de M. D... C..., sa décision du 17 mai 2013 ayant rejeté la demande d'indemnisation présentée par l'intéressé en qualité d'ayant-droit de son père décédé, tendant au bénéfice de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français.


Sur la régularité du jugement :

2. En premier lieu, le tribunal administratif de Nice a été saisi par M. D... C... de conclusions tendant exclusivement à l'annulation de la décision du 17 mai 2013 par laquelle le ministre de la défense a rejeté sa demande d'indemnisation, au motif que le risque imputable aux essais nucléaires dans la survenue de la maladie de son père, M. A... C..., était négligeable, et à ce qu'il soit enjoint au ministre de saisir le CIVEN à fin de réexaminer sa demande. Le tribunal a considéré que le ministre n'établissait pas que le risque en cause était négligeable et qu'ainsi, la présomption de responsabilité posée par le législateur n'était pas renversée. Par suite, en annulant la décision contestée et en enjoignant au CIVEN de présenter à M. D... C... une proposition d'indemnisation des préjudices subis par son père, dans un délai de trois mois, le tribunal, qui a intégralement fait droit aux conclusions dont il était saisi, ne s'est pas mépris sur son office.

3. En deuxième lieu, eu égard au rôle dévolu au CIVEN par les dispositions législatives citées ci-dessous au point 7, et aux moyens d'investigation dont cet organisme dispose, le tribunal administratif n'a pas davantage méconnu son office en lui enjoignant de présenter à l'intéressé une proposition d'indemnisation au lieu de se prononcer lui-même sur l'évaluation des préjudices subis. Dès lors, l'administration n'est pas fondée à soutenir que le jugement attaqué est entaché d'irrégularité.


Sur les conclusions en annulation de la décision attaquée :

4. M. A... C..., militaire du contingent, a exercé ses fonctions d'aide-moniteur de sport au centre d'expérimentation du Pacifique (CEP) à Mururoa et à Fangataufa, en Polynésie française, du 22 mai 1975 au 19 juillet 1976. Selon l'Agence internationale de l'énergie atomique, du 5 juin 1975 au 11 juillet 1976, il a été procédé à quatre essais nucléaires souterrains réalisés à Moruroa et Fangataufa. M. A... C... a contracté une leucémie myéloblastique, diagnostiquée en 1995, qui a entraîné son décès en 1996 à l'âge de 39 ans. M. D... C... a adressé au ministre de la défense, une demande d'indemnisation des préjudices subis par son père décédé, en sa qualité d'ayant-droit, sur le fondement des dispositions de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010. Par une décision du 17 mai 2013, le ministre a rejeté sa demande. Par sa requête, l'intéressé a demandé aux premiers juges d'annuler cette décision et d'enjoindre à l'Etat de faire procéder à l'indemnisation intégrale des préjudices subis par M. A... C... à la suite de son exposition aux rayonnements ionisants ayant causé son décès.

5. Aux termes de l'article 1er de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, dans sa rédaction issue de l'article 232 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 : " Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi (...). Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit (...) ".

6. Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : (...) entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française (...) ".

7. L'article 57 de la loi du 17 juin 2020 a rendu applicable le b du 2° du I de l'article 232 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019 aux demandes déposées devant le comité d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires avant l'entrée en vigueur de cette loi du 28 décembre 2018, Dans leur rédaction issue de l'article 232 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018, les dispositions du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relatives au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) énoncent que : " Ce comité examine si les conditions sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, à moins qu'il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique (...) ". Il s'ensuit qu'est applicable au cas d'espèce la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, dans sa rédaction issue de la loi du 28 décembre 2018.



8. Aux termes de l'article L.1333-2 du code de la santé publique : " Les activités nucléaires satisfont aux principes suivants : (...) 3° Le principe de limitation, selon lequel l'exposition d'une personne aux rayonnements ionisants résultant d'une de ces activités ne peut porter la somme des doses reçues au-delà des limites fixées par voie réglementaire, sauf lorsque cette personne est l'objet d'une exposition à des fins médicales ou dans le cadre d'une recherche mentionnée au 1° de l'article L. 1121-1. ".

9. Aux termes de l'article R. 1333-11 du même code : " Pour l'application du principe de limitation défini au 3° de l'article L. 1333-2, la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l'ensemble des activités nucléaires est fixée à 1 mSv par an, à l'exception des cas particuliers mentionnés à l'article R. 1333-12 (...) ".

10. La loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, modifiée par l'article 232 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018, a instauré une présomption de causalité au bénéfice de toute personne s'estimant victime des rayonnements ionisants provoqués par les essais nucléaires français dès lors qu'elle justifie souffrir d'une maladie inscrite sur la liste fixée par le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 et avoir séjourné dans l'une des zones géographiques et au cours d'une période déterminée par la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010. Ainsi, le législateur a entendu qu'un demandeur, dès lors qu'il satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie, bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. En outre, cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que l'intéressé a reçu une dose inférieure à la limite prévue par la réglementation.

11. Il résulte de l'instruction que M. A... C... remplit les conditions de lieu, de temps et de maladie fixées par la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 et le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014. Dès lors, il bénéficie de la présomption de causalité entre sa maladie et l'exposition à des rayonnements dus aux essais nucléaires français.

12. En premier lieu, si un risque de contamination externe est peu probable au regard du caractère souterrain des essais nucléaires effectués pendant le séjour de M. A... C..., qui n'était pas affecté à un poste de travail radiologiquement exposé, néanmoins, ce dernier n'a pas bénéficié d'une surveillance suffisante concernant les risques d'exposition interne permettant d'apprécier sa potentielle exposition totale. En effet, en l'absence de dosimétrie individuelle interne par tout examen de contrôle pratiqué sur l'intéressé pour les périodes comprises entre le 22 mai 1975 au 19 juillet 1976, période marquée, ainsi qu'il a été dit plus haut, par quatre essais nucléaires souterrains réalisés à Moruroa et Fangataufa, il ne peut être totalement exclu qu'il ait fait l'objet d'une contamination interne par quelque voie que ce soit.

13. Or, selon la procédure par laquelle le CIVEN apprécie le droit à indemnisation des victimes des essais nucléaires ayant présenté une demande en application de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, " le comité décide : - en cas de dosimétrie individuelle nulle, d'attribuer à chaque dosimètre, la valeur du seuil de détection (0,2 mSv) ; - en l'absence de dosimétrie individuelle, d'attribuer la valeur seuil pour chaque mois de présence lors des campagnes d'essais nucléaires atmosphériques (...) ".






14. Il s'ensuit que pour la période du 22 mai 1975 au 19 juillet 1976, période de présence de l'intéressé, ce dernier aurait dû se voir attribuer, de manière forfaitaire, une dose minimale de 2,8 millisieverts (mSv). Ainsi, M. A... C... a reçu une dose annuelle de rayonnements ionisants résultant des essais nucléaires français, supérieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants, soit un millisievert (mSv) par an. Et l'administration, à qui incombe la charge de la preuve, n'établissant pas de manière formelle que M. A... C... a reçu, sur les périodes précitées, une dose efficace inférieure à cette limite posée par la réglementation, la présomption de causalité prévue par la loi n'est pas renversée de sorte que c'est à juste titre que les premiers juges ont considéré que M. D... C... était fondé à soutenir que la décision du 17 mai 2013 du ministre de la défense est entachée d'excès de pouvoir.

15. Il résulte de ce qui précède que la ministre des armées n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulon a, d'une part, annulé la décision du 17 mai 2013 et d'autre part, enjoint au CIVEN de présenter à M. D... C... une proposition d'indemnisation dans un délai de trois mois.


Sur les frais liés au litige :

16. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros à verser à M. D... C..., au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.












D É C I D E :
Article 1er : Le recours de la ministre des armées est rejeté.
Article 2 : L'Etat (ministère des armées) versera à M. D... C... la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la ministre des armées, à M. D... C... et au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Délibéré après l'audience du 30 septembre 2020, où siégeaient :

- M. B..., président,
- M. Ury, premier conseiller,
- Mme E..., première conseillère.

Lu en audience publique, le 15 octobre 2020.
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N° 16MA03129