CAA de MARSEILLE, 4ème chambre, 20/09/2022, 21MA00816, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision20 septembre 2022
Num21MA00816
JuridictionMarseille
Formation4ème chambre
PresidentM. MARCOVICI
RapporteurM. Michaël REVERT
CommissaireM. ANGENIOL
AvocatsJEAN-PAUL EON - CLAUDINE ORABONA AVOCATS ASSOCIES

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... A... a demandé au tribunal des pensions militaires de Bastia, qui a transmis cette demande au tribunal administratif de Bastia, d'annuler la décision du 5 décembre 2016 par laquelle le ministre de la défense a rejeté sa demande de pension militaire d'invalidité au titre de l'infirmité d'état dépressif sévère dont il est atteint et de fixer, à ce titre, le taux d'invalidité à 60 %, à compter du 4 août 2014.

Par un jugement n° 1901456 du 22 décembre 2020, le tribunal administratif de Bastia a annulé cette décision du 5 décembre 2016 et attribué à M. A... un taux d'invalidité de 60 % au titre de l'infirmité d'état dépressif sévère mélancolique dont il est atteint.

Procédure devant la Cour :

Par un recours et un mémoire, enregistrés le 22 février 2021 et le 19 juillet 2022, la ministre des armées demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bastia du 22 décembre 2020 ;

2°) de rejeter la demande de M. A....



Le ministre soutient que :
- le jugement attaqué n'est pas suffisamment motivé en ce qu'il a considéré que les tâches d'entretien constituent des circonstances particulières de service ;
- c'est à tort que le tribunal a reconnu l'imputabilité au service de l'état dépressif de l'intimé, dès lors, d'une part, qu'un entretien de notation, non plus que le stress ou sur le surmenage, qui se rattachent aux conditions générales de service, ne sauraient constituer un fait précis de service ou une circonstance particulière de service et, d'autre part, que les documents médicaux sur lesquels il s'est appuyé sont lacunaires et imprécis quant à l'existence d'un tel fait ou d'une telle circonstance.


Par un mémoire en défense, enregistré le 8 juillet 2022, M. A..., représenté par Me Eon, conclut d'une part, à la réformation du jugement attaqué en ce qu'il a écarté des débats le rapport d'expertise judiciaire, d'autre part, au rejet du recours en appel et enfin, à ce que soient mis à la charge de l'Etat les entiers dépens.

Il soutient que :
- les conditions d'élaboration du rapport d'expertise judiciaire ne font pas grief à l'administration qui ne pouvait donc valablement demander de l'écarter des débats ;
- les conditions de travail auxquelles il a été soumis, consistant en une affectation sur deux postes à responsabilité dans deux casernements différents et à devoir accomplir des tâches de nettoyage, constituent un fait précis de service.


Par ordonnance du 27 juin 2022 la clôture d'instruction a été fixée au 13 juillet 2022 à 12 heures, et a été reportée au 20 juillet 2022 à 12 heures par une ordonnance du 13 juillet 2022.


Par une lettre du 22 juillet 2022, la Cour a informé les parties, sur le fondement des dispositions de l'article R. 611-7 du code de justice administrative, qu'elle était susceptible de fonder son arrêt sur les moyens, relevés d'office, tirés d'une part, de l'irrecevabilité du moyen soulevé par le ministre des armées, dans son mémoire du 19 juillet 2022, de l'insuffisance de motivation du jugement qu'il attaque, au motif que ce moyen, soulevé après l'expiration du délai d'appel, relève d'une cause juridique distincte de celle invoquée par le recours et, d'autre part, de l'irrecevabilité des conclusions de M. A... tendant à ce que le rapport d'expertise judiciaire soit réintégré dans les débats, de telles prétentions n'étant dirigées contre aucun des articles du dispositif du jugement qui est favorable à l'intéressé.


Par des observations enregistrées le 1er août 2022, le ministre de la défense indique ne pas avoir soulevé le moyen tiré de l'insuffisance de motivation du jugement querellé et ne pas avoir d'observations à formuler concernant le moyen relevé d'office tiré de l'irrecevabilité des conclusions de l'intimé concernant le rapport d'expertise.


Par des observations enregistrées le 1er août 2022, M. A... indique faire sien le moyen relevé d'office tiré de l'irrecevabilité de l'argumentation du ministre liée à l'insuffisance de motivation du jugement attaqué et renoncer à son appel incident, tout en sollicitant la prise en compte du rapport d'expertise.


M. A... été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du
29 octobre 2021.


Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.


Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- et les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public.


Considérant ce qui suit :


1. M. A..., gendarme adjudant-chef, en poste au groupement de gendarmerie départemental de la Haute-Corse, a demandé le 4 août 2014 le bénéfice d'une pension militaire d'invalidité au titre de l'état dépressif sévère dont il a souffert. Mais par décision du 5 décembre 2016, prise après avis défavorable de la commission consultative médicale du 23 juin 2016, le ministre de la défense a rejeté sa demande. Par un jugement du 4 juin 2018, le tribunal des pensions militaires de Bastia, saisi de la demande de M. A... tendant à l'annulation de cette décision de refus, a ordonné une expertise sur l'imputabilité au service de l'infirmité " état dépressif mélancolique ". Par un jugement du 22 décembre 2020, dont la ministre des armées relève appel, le tribunal administratif de Bastia, auquel a été transmis la demande de M. A... en application du décret n° 2018-1291 du 28 décembre 2018 relatif au contentieux des pensions militaires d'invalidité, a annulé la décision du 5 décembre 2016 et a reconnu au bénéfice de celui-ci un taux d'invalidité de 60 % au titre de l'infirmité d'état dépressif sévère mélancolique dont il est atteint.

Sur le rapport d'expertise judiciaire du 23 mai 2019 :

2. Il résulte de l'instruction que le rapport d'expertise rendu le 23 mai 2019 à la suite du jugement avant dire droit du tribunal des pensions militaires de Bastia du 4 juin 2018, a été établi par le même médecin psychiatre que celui aux services duquel a recouru le ministre de la défense le 10 décembre 2015 pour l'instruction de la demande de pension de M. A.... Ainsi, même en l'absence de toute disposition interdisant que le même médecin se prononce lors de l'instruction de la demande de pension militaire d'invalidité puis en qualité d'expert judiciaire désigné par la juridiction administrative compétente pour statuer sur le recours du militaire dirigé contre le rejet de sa demande, c'est à bon droit que le tribunal administratif de Bastia, saisi par la ministre des armées de conclusions en ce sens, a écarté des débats, comme contraire à l'exigence d'impartialité, le rapport d'expertise judiciaire du 23 mai 2019. M. A..., dont il y a lieu de donner acte du désistement pur et simple de ses conclusions incidentes tendant à la réformation du jugement attaqué, n'est donc en tout état de cause pas fondé à demander que le juge d'appel tienne compte de ce rapport d'expertise pour statuer sur ses droits à pension.


Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

3. Aux termes l'article L. 2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, dans sa rédaction en vigueur au jour de la demande de pension de M. A... : " Ouvrent droit à pension : / 1° Les infirmités résultant de blessures reçues par suite d'événements de guerre ou d'accidents éprouvés par le fait ou à l'occasion du service ; / 2° Les infirmités résultant de maladies contractées par le fait ou à l'occasion du service ; (...) ". Aux termes de l'article L. 3 du même code : " Lorsqu'il n'est pas possible d'administrer ni la preuve que l'infirmité ou l'aggravation résulte d'une des causes prévues à l'article L. 2, ni la preuve contraire, la présomption d'imputabilité au service bénéficie à l'intéressé à condition : / 1° S'il s'agit de blessure, qu'elle ait été constatée avant le renvoi du militaire dans ses foyers ; / 2° S'il s'agit d'une maladie, qu'elle n'ait été constatée qu'après le quatre-vingt-dixième jour de service effectif et avant le soixantième jour suivant le retour du militaire dans ses foyers ; / 3° En tout état de cause, que soit établie, médicalement, la filiation entre la blessure ou la maladie ayant fait l'objet de la constatation et l'infirmité invoquée. / (...) ". Pour l'application de ces dispositions, une infirmité doit être regardée comme résultant d'une blessure lorsqu'elle trouve son origine dans une lésion soudaine, consécutive à un fait précis de service. Dans le cas contraire, elle doit être regardée comme résultant d'une maladie.

4. Il résulte des dispositions combinées des articles L. 2 et L. 3 citées au point précédent que, lorsque le demandeur d'une pension ne peut pas bénéficier de la présomption légale d'imputabilité au service, il incombe à ce dernier d'apporter la preuve de cette imputabilité par tous moyens de nature à emporter la conviction des juges. Cette preuve ne saurait résulter de la seule circonstance que l'infirmité soit apparue durant le service, ni d'une hypothèse médicale, ni d'une vraisemblance, ni d'une probabilité, aussi forte soit-elle, ni des conditions générales de service partagées par l'ensemble des militaires servant dans la même unité et soumis, de ce fait, à des contraintes et des sujétions identiques. Dans les cas où sont en cause des troubles psychiques, il appartient aux juges du fond de prendre en considération l'ensemble des éléments du dossier permettant d'établir que ces troubles sont imputables à un fait précis ou à des circonstances particulières de service. A cet égard, ne sauraient, en tant que tels, hors opération militaire, constituer un fait précis ou des circonstances particulières de service, une baisse de notation ou la mutation d'un militaire, les difficultés rencontrées par ce dernier avec sa hiérarchie, résultant notamment de l'absence d'égards à son endroit, ou le stress ou le surmenage auxquels ce militaire est soumis dans le cadre de l'exercice normal de ses missions.

5. Pour reconnaître à M. A... le droit à une pension militaire d'invalidité, au taux de 60 %, au titre de l'état dépressif mélancolique sévère dont il est atteint, le tribunal administratif de Bastia s'est fondé sur le motif tiré de ce que l'état dépressif caractérisé par un contexte d'épuisement professionnel est apparu après que M. A... eut été reçu par sa hiérarchie le 23 janvier 2014 dans le cadre de sa notation pour l'année 2014, et que cet état de santé s'est aggravé lorsqu'il lui a été demandé, dès septembre 2013, d'assumer, parallèlement, ses fonctions de chef du service général du camp de Borgo, et l'entretien de la caserne de Bastia par l'accomplissement de tâches parfois subalternes.







6. Toutefois, d'une part, il ne résulte pas de l'instruction, notamment pas des quatre attestations d'anciens collègues de travail de M. A..., que celui-ci aurait été exposé, à compter du mois de septembre 2013, en raison du cumul des fonctions de chef du service général compétent pour l'entretien de l'ensemble du parc immobilier du groupement de la Haute-Corse, de responsable du camp de Borgo et de chargé de l'entretien du camp de Bastia-Montesoro et des trajets y afférents, à des circonstances ayant dérogé aux conditions générales inhérentes aux fonctions et aux sujétions de la carrière militaire d'un sous-officier supérieur de gendarmerie. S'il résulte notamment d'un rapport du 3 juillet 2014 que M. A... n'a pas été en mesure d'assumer pleinement l'ensemble de ces fonctions, il ne résulte d'aucun des éléments de l'instruction qu'il aurait été alors placé en situation d'échec caractérisé, alors que sa hiérarchie a détaché à ses côtés au casernement de Bastia un sous-officier de gendarmerie pour le seconder dans les tâches d'entretien. Il ne résulte en outre ni du rapport circonstancié du 30 juin 2014, ni du rapport d'observation clinique du 3 juin 2014, ni des attestations précitées, ni même du rapport de l'expert psychiatre du 10 décembre 2015, que M. A... aurait reçu l'ordre d'assurer, lui-même et seul, de manière prépondérante, des tâches d'entretien subalternes, incompatibles avec son grade de sous-officier. Dans ces conditions, c'est à tort que pour faire droit à la demande de pension de M. A..., les premiers juges ont considéré que l'ensemble des fonctions qu'il a dû accomplir à compter de l'année 2013 jusqu'à son placement en congé de maladie le 24 mars 2014, ont constitué des circonstances particulières de service à l'origine de l'affection qu'il invoque.

7. D'autre part, si l'ensemble des pièces médicales versées au dossier montre que l'état dépressif de M. A..., dont il souffrait dès le mois de septembre 2013, s'est aggravé après son entretien de notation le 23 janvier 2014, il ne ressort pas du compte rendu de cet entretien, lequel ne peut par lui-même constituer un fait de service à l'origine de l'affection de l'intéressé, ainsi qu'il a été dit au point 4, qu'il se serait déroulé dans des conditions excédant l'exercice normal du pouvoir hiérarchique. Les éléments d'appréciation retenus par l'autorité hiérarchique de M. A... pour déterminer sa notation au titre de l'année 2014, dont l'illégalité n'est pas alléguée par ce dernier qui se borne à affirmer l'avoir contestée devant la commission des recours des militaires, ne revêtent pas, en outre, un caractère discriminatoire ou vexatoire.

8. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de statuer sur la régularité du jugement contesté, que la ministre des armées est fondée à soutenir que c'est à tort que, par ce jugement, le tribunal administratif de Bastia a considéré que l'affection de M. A... trouve son origine dans un fait précis de service et des circonstances particulières de service ouvrant droit à pension militaire d'invalidité et a, pour ce motif, annulé la décision du 5 décembre 2016 et jugé qu'il avait droit à une pension au taux d'invalidité de 60%. M. A... ne développant aucun autre moyen, le jugement attaqué doit être annulé et sa demande de première instance doit être rejetée.

Sur les dépens :

9. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. / Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties. / L'Etat peut être condamné aux dépens. ".


10. Dans les circonstances particulières de l'affaire, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat, en application des dispositions citées au point précédent, les frais et honoraires de l'expertise ordonnée par jugement avant dire droit du tribunal des pensions de Bastia du 4 juin 2018.
DECIDE :
Article 1er : Il est donné acte du désistement des conclusions incidentes de M. A... tendant à l'annulation du jugement n° 1901456 du tribunal administratif de Bastia du 22 décembre 2020, en tant qu'il a écarté des débats le rapport d'expertise judiciaire du 23 mai 2019.
Article 2 : Le jugement n° 1901456 du tribunal administratif de Bastia du 22 décembre 2020 est annulé.
Article 3 : La demande de M. A... est rejetée.
Article 4 : Les frais et honoraires de l'expertise judiciaire ordonnée avant dire droit par jugement du tribunal des pensions militaires de Bastia sont mis à la charge de l'Etat.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M. C... A....
Copie en sera adressée au docteur D..., expert.
Délibéré après l'audience du 6 septembre 2022, où siégeaient :

- M. Marcovici, président,
- M. Revert, président assesseur,
- M. Martin, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 20 septembre 2022.
N° 21MA008162