CAA de VERSAILLES, 6ème chambre, 12/05/2023, 20VE00367, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. B... E... a demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 1 195 536,50 euros en réparation de préjudices subis lors de son déroulement de carrière et à raison de la maladie contractée en service, augmentés des intérêts et avec capitalisation.
Par un jugement n° 1606924 du 14 mars 2019, le tribunal administratif de Paris a condamné l'Etat à verser à M. E... la somme de 31 000 euros, augmentés des intérêts au taux légal à compter du 30 décembre 2016, avec capitalisation de ces intérêts le 30 décembre 2016 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date
Procédure devant la cour :
Par une ordonnance du 24 janvier 2020, enregistrée le 3 février 2020 au greffe de la cour, le président de la section du contentieux du Conseil d'État a transmis à la cour administrative d'appel de Versailles la requête présentée par M. E....
Par une requête et des mémoires enregistrée au greffe de la cour administrative de Paris les 15 mai 2019 et 8 novembre 2019, M. B... E..., représenté par Me Weiss, avocat, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement en tant qu'il a rejeté le surplus de ses conclusions ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 1 164 536,50 euros, assortis des intérêts au taux légal à compter des 10 septembre 2012 et 30 décembre 2015 selon la nature des sommes réclamées, avec capitalisation de ces intérêts ;
3°) de rejeter l'appel incident du ministre de la justice ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
M. E... soutient que :
- le jugement serait irrégulier, faute pour celui-ci d'avoir statué sur les droits de la caisse primaire d'assurances maladie de l'Hérault et de la MCF ;
- le régime d'indemnisation forfaitaire applicable aux fonctionnaires victimes d'une maladie imputable méconnaît l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le principe d'égalité et le principe de réparation intégrale du préjudice ;
- sa maladie professionnelle trouve son origine dans les faits de harcèlement moral dont il a été victime au tribunal administratif de Montpellier et dans une méconnaissance par son employeur et son supérieur hiérarchique de son obligation de sécurité ;
- ses préjudices liés à cette maladie tiennent à la perte de son régime indemnitaire, à des prélèvements indus réalisés entre octobre 2009 et février 2010, à un préjudice de carrière, à des troubles dans les conditions d'existence, des souffrances endurées, un préjudice moral ;
- l'Etat a commis une faute en procédant à son reclassement un an et demi après sa réintégration ;
- cette faute lui a causé une perte de revenu, un préjudice moral, des troubles dans les conditions d'existence et un préjudice de carrière ;
- l'Etat a commis une faute en permettant la publication d'une décision du Conseil d'Etat non anonymisée le concernant, entraînant une perte de réputation ;
- il a droit à l'indemnisation de la charge fiscale induite par le versement des indemnités réparant les préjudices précités ;
- il a engagé des frais d'avocats.
Par un mémoire en défense, enregistré au greffe de la cour administrative d'appel de Paris le 10 octobre 2019, le garde des Sceaux, ministre de la justice, représenté par la SCP Piwnica, Molinié conclut au rejet de la requête, par la voie de l'appel incident, à l'annulation de l'article 1er du jugement du tribunal administratif de Paris du 14 mars 2019 et à ce que soit mise à la charge du requérant la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il fait valoir que :
- le requérant ne peut, dans le cadre de sa requête d'appel, critiquer la constitutionnalité de la loi du 11 janvier 1984 ;
- les autres moyens soulevés par M. E... ne sont pas fondés ;
- il n'a commis aucune faute en ne procédant pas au reclassement immédiat du requérant ;
- les souffrances endurées indemnisées par le tribunal ne sont pas établies ;
- les troubles dans les conditions d'existences invoqués par le requérant ne présentent pas de lien de causalité avec sa maladie professionnelle ;
- il n'a perdu aucune chance d'être promu premier conseiller en 2007 du seul fait de sa maladie ;
- en tout état de cause, il conviendra de ramener les indemnités allouées par les premiers juges à de plus justes proportions.
Par ordonnance du président de la 6ème chambre du 20 décembre 2012, la clôture d'instruction a été fixée au 16 janvier 2023 en application de l'article R. 613-1 du code de justice administrative.
Un mémoire présenté pour M. E... a été enregistré le 3 avril 2023.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n° 84-53 du 11 janvier 1984 ;
- le décret n° 84-1051 du 30 novembre 1984 ;
- le décret n°86-442 du 14 mars 1986 ;
- le décret n° 2007-1762 du 14 décembre 2007 ;
- le décret n° 2010-997 du 26 août 2010 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme C...,
- les conclusions de Mme Moulin-Zys, rapporteure publique,
- et les observations de Me Maujeul pour M. E..., de M. E... et de Me Croizier pour le ministre de la justice.
Une note en délibéré présentée par Me Maujeul pour M. E... a été enregistrée le 6 avril 2023.
Considérant ce qui suit :
1. M. E... a été nommé, à sa sortie de l'Ecole nationale d'administration, dans le corps des conseillers de tribunal administratif et de cour administrative d'appel le 1er avril 2002 et affecté au tribunal administratif de Montpellier à compter du 1er octobre 2002. Nommé commissaire du gouvernement le 1er septembre 2003, il été placé en congé de longue durée du 22 août 2006 au 21 août 2011. Par arrêté du 10 septembre 2012, le vice-président du Conseil d'Etat a reconnu sa maladie imputable au service à compter du 22 août 2006 et a prononcé sa réintégration à compter du 21 août 2011. Par un avis du 20 juillet 2011, le comité médical l'a déclaré définitivement inapte à l'exercice des fonctions de magistrat administratif mais apte pour un reclassement à compter du terme de son congé le 21 août 2011. L'intéressé, resté sans affectation, a été reclassé sur un poste de chargé de mission à la Cour nationale du droit d'asile le 1er juin 2013. Après avoir été promu au grade de premier conseiller des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel par décret du 23 octobre 2013, il a été placé en position de détachement dans le corps des administrateurs civils auprès du ministre de la justice pour une durée de deux ans, à compter du 1 er février 2014. Par une demande indemnitaire du 30 décembre 2015, M. E... a sollicité le versement de la somme de 1 195 536,50 euros en réparation des préjudices subis du fait de sa maladie imputable au service et de ses reclassement et réintégration tardifs. Par un jugement du 14 mars 2019, le tribunal administratif de Paris a condamné l'Etat à verser à M. E... la somme de 31 000 euros à ces titres. M. E... relève appel de ce jugement en tant qu'il a rejeté le surplus de ses conclusions. Par la voie de l'appel incident, le ministre de la justice demande l'annulation de ce jugement en tant qu'il l'a condamné à indemniser M. E....
Sur la régularité du jugement :
2. M. E... reproche aux premiers juges de ne pas avoir statué sur les droits de la caisse primaire d'assurance-maladie de l'Hérault et de la Mutuelle centrale des finances, lesquelles lui ont versés des prestations à raison de son état de santé depuis le 22 août 2006. Néanmoins, postérieurement à la communication de la procédure à ces deux acteurs, ceux-ci n'ont formé aucune demande tendant au remboursement de leurs débours. Dès lors, M. E... n'est pas fondé à soutenir que le jugement serait irrégulier faute pour les premiers juges d'avoir statué sur leurs droits.
Sur le droit à plein traitement entre le 22 avril 2006 et le 22 avril 2011 :
3. En premier lieu, d'une part, aux termes de l'article 34 de la loi du 11 janvier 1984 alors en vigueur : " Le fonctionnaire en activité a droit : 2° A des congés de maladie dont la durée totale peut atteindre un an pendant une période de douze mois consécutifs en cas de maladie dûment constatée mettant l'intéressé dans l'impossibilité d'exercer ses fonctions. Celui-ci conserve alors l'intégralité de son traitement pendant une durée de trois mois ; ce traitement est réduit de moitié pendant les neuf mois suivants. Le fonctionnaire conserve, en outre, ses droits à la totalité du supplément familial de traitement et de l'indemnité de résidence. / Toutefois, si la maladie provient de l'une des causes exceptionnelles prévues à l'article L. 27 du code des pensions civiles et militaires de retraite ou d'un accident survenu dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions, le fonctionnaire conserve l'intégralité de son traitement jusqu'à ce qu'il soit en état de reprendre son service ou jusqu'à mise à la retraite. (...) 3° A des congés de longue maladie d'une durée maximale de trois ans dans les cas où il est constaté que la maladie met l'intéressé dans l'impossibilité d'exercer ses fonctions, rend nécessaire un traitement et des soins prolongés et qu'elle présente un caractère invalidant et de gravité confirmée. Le fonctionnaire conserve l'intégralité de son traitement pendant un an ; le traitement est réduit de moitié pendant les deux années qui suivent. L'intéressé conserve, en outre, ses droits à la totalité du supplément familial de traitement et de l'indemnité de résidence. Les dispositions du deuxième alinéa du 2° du présent article sont applicables au congé de longue maladie. (...) 4°) A un congé de longue durée, en cas de tuberculose, maladie mentale, affection cancéreuse, poliomyélite ou déficit immunitaire grave et acquis, de trois ans à plein traitement et de deux ans à demi-traitement. Le fonctionnaire conserve ses droits à la totalité du supplément familial de traitement et de l'indemnité de résidence ". Aux termes de l'article 63 de la même loi : " Lorsque les fonctionnaires sont reconnus, par suite d'altération de leur état physique, inaptes à l'exercice de leurs fonctions, le poste de travail auquel ils sont affectés est adapté à leur état physique. Lorsque l'adaptation du poste de travail n'est pas possible, ces fonctionnaires peuvent être reclassés dans des emplois d'un autre corps s'ils ont été déclarés en mesure de remplir les fonctions correspondantes. (...). Le reclassement (...) est subordonné à la présentation d'une demande par l'intéressé ".
4. Il résulte de la combinaison de ces dispositions que le fonctionnaire dont les blessures ou la maladie proviennent d'un accident de service, d'une maladie contractée ou aggravée en service ou de l'une des autres causes exceptionnelles prévues à l'article L. 27 du code des pensions civiles et militaires de retraite, et qui se trouve dans l'incapacité permanente de continuer ses fonctions au terme d'un délai de douze mois à compter de sa mise en congé de maladie, sans pouvoir bénéficier d'un congé de longue maladie ou d'un congé de longue durée, doit bénéficier de l'adaptation de son poste de travail ou, si celle-ci n'est pas possible, être mis en mesure de demander son reclassement dans un emploi d'un autre corps ou cadre d'emplois, s'il a été déclaré en mesure d'occuper les fonctions correspondantes. Toutefois, que ces dispositions ne font pas obstacle à ce que le fonctionnaire qui en remplit les conditions soit placé en congé de longue maladie ou en congé de longue durée, le cas échéant à l'initiative de l'administration. Il a alors droit, dans le premier cas, au maintien de son plein traitement pendant trois ans et, dans le second, au maintien de son plein traitement pendant cinq ans et à un demi-traitement pendant trois ans.
5. D'autre part, aux termes de l'article 1er du décret du 26 août 2010 : " 1° Le bénéfice des primes et indemnités versées aux fonctionnaires relevant de la loi du 11 janvier 1984 susvisée, aux magistrats de l'ordre judiciaire et, le cas échéant, aux agents non titulaires relevant du décret du 17 janvier 1986 susvisé est maintenu dans les mêmes proportions que le traitement en cas de congés pris en application des 1°, 2° et 5° de l'article 34 de la loi du 11 janvier 1984 susvisée et des articles 10, 12, 14 et 15 du décret du 17 janvier 1986 susvisé ; ". Ce décret, qui ne pouvait avoir de portée rétroactive, est entré en vigueur le 30 août 2010. Aux termes de l'article 37 du décret du 14 mars 1986 : " A l'issue de chaque période de congé de longue maladie ou de longue durée, le traitement intégral ou le demi-traitement ne peut être payé au fonctionnaire qui ne reprend pas son service qu'autant que celui-ci a demandé et obtenu le renouvellement de ce congé. Au traitement ou au demi-traitement s'ajoutent les avantages familiaux et la totalité ou la moitié des indemnités accessoires, à l'exclusion de celles qui sont attachées à l'exercice des fonctions ou qui ont le caractère de remboursement de frais. "
6. Par une décision du 10 septembre 2012, le vice-président du Conseil d'Etat a reconnu la maladie de M. E... imputable au service et a requalifié les congés de longue maladie et de longue durée intervenus entre le 22 août 2006 et 21 août 2011 en congé pour maladie contractée dans l'exercice des fonctions. De ce fait, M. E... a bénéficié du reversement des sommes qu'il aurait dû percevoir à plein traitement du 22 août 2009 au 21 août 2011. Ces versements n'incluaient pas les parts individuelle et fonctionnelle de son indemnité de fonctions. M. E... demande à la cour de condamner l'Etat à lui verser les sommes correspondant à ce régime indemnitaire.
7. Cependant, le requérant n'est pas fondé à demander l'application de l'article 1er du décret du 26 août 2006 pour la période courant du 22 août 2006 au 29 août 2010, antérieure à son entrée en vigueur. Pour la période du 30 aout 2010 au 21 août 2011, la requalification des congés de M. E... en congés pour maladie contractée dans l'exercice des fonctions n'a pas modifié la nature de longue durée du congé qui lui avait été alors octroyé. Or un tel congé n'est pas au nombre de ceux visés par le décret du 26 août 2010 relatif au maintien des primes et indemnités des agents publics de l'Etat dans certaines situations de congés. L'indemnité de fonction prévue par le décret du 14 décembre 2007 susvisée est une indemnité attachée à l'exercice effectif des fonctions par l'agent, dont le versement est exclu en cas de congé de longue durée. Il résulte de tout ce qui précède que M. E... n'est pas fondé à demander le versement de la somme de 81 502,98 euros au titre d'une indemnité dont il aurait été illégalement privé.
8. En second lieu, une somme totale de 1 848,19 euros a été prélevée sur les traitements de M. E... entre les mois d'octobre 2009 et de février 2010 au titre de " précomptes pour trop perçu ". Néanmoins il résulte de l'instruction et des calculs mêmes du requérant que, malgré l'absence plus que regrettable d'explicitation par l'administration devant les premiers juges comme en appel du détail des mesures de régularisation opérées en août et octobre 2012, ces prélèvements étaient justifiés par le retard pris par l'administration pour tenir compte du placement à demi-traitement du requérant à compter du 22 août 2009 et que leur restitution était incluse dans les régularisations de rémunérations opérées en 2012. Dès lors, M. E... n'est pas fondé à demander le paiement d'une somme à ce titre.
Sur le régime d'indemnisation des agents victimes d'une maladie contractée en service :
9. Les dispositions des articles L. 27 et L. 28 du code des pensions civiles et militaires de retraite et 65 de la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat qui instituent, en faveur des fonctionnaires victimes d'accidents de service ou de maladies professionnelles, une rente viagère d'invalidité en cas de mise à la retraite et une allocation temporaire d'invalidité en cas de maintien en activité doivent être regardées, compte tenu des conditions posées à leur octroi et de leurs modes de calcul, comme ayant pour objet de réparer les pertes de revenus et l'incidence professionnelle résultant de l'incapacité physique causée par un accident de service ou une maladie professionnelle. Ces dispositions déterminent forfaitairement la réparation à laquelle les fonctionnaires concernés peuvent prétendre, au titre de ces chefs de préjudice, dans le cadre de l'obligation qui incombe aux collectivités publiques de garantir leurs agents contre les risques qu'ils peuvent courir dans l'exercice de leurs fonctions. Elles ne font en revanche obstacle ni à ce que le fonctionnaire qui subit, du fait de l'invalidité ou de la maladie, des préjudices patrimoniaux d'une autre nature ou des préjudices personnels, obtienne de la collectivité qui l'emploie, même en l'absence de faute de celle-ci, une indemnité complémentaire réparant ces chefs de préjudice, ni à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre cette personne publique, dans le cas notamment où l'accident ou la maladie serait imputable à une faute de nature à engager la responsabilité de cette personne ou à l'état d'un ouvrage public dont l'entretien lui incombait.
10. M. E... soutient que le régime d'indemnisation ainsi détaillé méconnaît l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et les principes constitutionnels d'égalité et de réparation intégrale du préjudice. Néanmoins, faute d'avoir été présentés dans un mémoire distinct, conformément aux dispositions de l'article 23-1 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, ces moyens doivent être écartés comme irrecevables.
En ce qui concerne l'existence d'une faute de l'Etat :
11. En premier lieu, M. E... reprend en appel le moyen qu'il avait invoqué en première instance et tiré de l'existence d'un harcèlement moral commis à son encontre par la présidente du tribunal administratif de Montpellier entre 2002 et 2006. Il y a lieu de rejeter ce moyen par adoption des motifs retenus par le tribunal administratif de Paris aux points 5 à 10 du jugement.
12. En second lieu, aux termes de l'article 2-1 du décret du 28 mai 1982 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique : " Les chefs de service sont chargés, dans la limite de leurs attributions et dans le cadre des délégations qui leur sont consenties, de veiller à la sécurité et à la protection de la santé des agents placés sous leur autorité ". Aux termes de l'article 3 de ce décret, dans sa rédaction alors en vigueur : " Dans les administrations et établissements visés à l'article 1er, les règles applicables en matière d'hygiène et de sécurité sont, sous réserve des dispositions du présent décret, celles définies au titre III du livre II du Code de travail et par les décrets pris pour son application ". Enfin, aux termes de l'article L. 230-2 du code du travail alors en vigueur : " Le chef d'établissement prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs de l'établissement, y compris les travailleurs temporaires. Ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels, d'information et de formation ainsi que la mise en place d'une organisation et de moyens adaptés. Il veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes. ".
13. D'une part, il résulte de l'instruction qu'ont été mises en place au sein du tribunal administratif de Montpellier des méthodes volontaristes de traitement des dossiers en vue de la résorption d'un délai de jugement pouvant atteindre sept ans. Si ces méthodes ont conduit à un alourdissement de la charge de travail des magistrats et à une opposition syndicale, il ne résulte pas de l'instruction que cette charge aurait manifestement dépassé les capacités des magistrats de telle sorte que leur santé aurait été mise en jeu. Par ailleurs, il ne résulte pas de l'instruction que Mme A... aurait eu une attitude inutilement dévalorisante à l'égard du requérant, les reproches qui lui ont été formulés trouvant leur cause dans son comportement, notamment lors de l'audience du 17 décembre 2003 ou de ses permanences d'urgence.
14. D'autre part, le courrier de M. E... du 15 juin 2005 adressé au chef de la mission d'inspection des juridictions administratives, s'il remettait en cause, au demeurant de manière partiellement infondée, certaines pratiques au sein du tribunal administratif de Montpellier, ne comportaient aucune alerte sur les conséquences du fonctionnement de cette juridiction sur l'état de santé du requérant ou des magistrats qui la composent. Dès lors, M. E... n'est pas fondé à soutenir que le Conseil d'Etat aurait, en qualité de gestionnaire, méconnu son obligation de sécurité en n'ordonnant pas une inspection au sein de ce tribunal. De la même manière, la seule absence d'adoption, à la date des faits, d'un protocole formel de prévention des risques psycho-sociaux, ne saurait caractériser une méconnaissance de cette obligation eu égard à l'existence de la mission d'inspection évoquée ci-dessus et des mécanismes d'alerte déjà admis au sein de la juridiction administrative.
15. Dès lors, M. E... n'est pas fondé à soutenir que son employeur ou la présidente du tribunal administratif de Montpellier auraient manqué à leur obligation de veiller à sa sécurité physique et mentale.
16. Il résulte de tout ce qui précède que M. E... n'est pas fondé à soutenir que la maladie contractée dans l'exercice de ses fonctions trouve sa cause dans une faute commise par l'administration.
En ce qui concerne les préjudices invoqués :
17. En premier lieu, il résulte de ce qui a été dit aux points 9 et 16 du présent arrêt que M. E... n'est pas fondé à demander l'indemnisation de la perte de son régime indemnitaire et d'un préjudice d'incidence professionnelle.
18. En second lieu, contrairement à ce que soutient le requérant, rien ne faisait obstacle à ce que les premiers juges fassent une juste et globale évaluation globale des préjudices extrapatrimoniaux subis par lui à raison de sa maladie professionnelle. Il résulte de l'instruction que M. E... a été victime pendant plusieurs années d'un syndrome dépressif anxieux entraînant des troubles de l'attention, de la fatigue et des céphalées. Son état de santé a conduit son épouse à prendre un emploi à plein temps et a conduit M. E... à devoir renoncer à la carrière de magistrat, fonctions auxquelles il a été déclaré inapte. Si à raison de son attitude au sein du tribunal administratif de Montpellier, M. E... ne disposait pas d'une chance sérieuse d'être nommé premier conseiller dès 2007, il n'est pas contestable que son placement en congé a participé à un report inédit de sept ans de cet avancement. A cet égard, le garde des Sceaux, ministre de la justice ne saurait pour justifier ce délai se prévaloir des mérites de l'intéressé et de l'existence d'une promotion " au choix " eu égard au faible délai ayant séparé son affectation à la Cour nationale du droit d'asile et sa proposition d'avancement. En revanche, si M. E... fait état, au titre de ses troubles dans les conditions d'existence, de frais bancaires et de la souscription d'un crédit, il ne résulte pas de l'instruction que ces frais, pour certains engagés lors de la période de rémunération à plein traitement du requérant, présenteraient dans leur intégralité, eu égard aux charges et aux ressources du couple, un lien de causalité direct avec sa maladie et ses conséquences pécuniaires. De la même manière, M. E... ne justifie ni de la nécessité de vendre un appartement dont il était propriétaire en raison de son placement en congé ni des revenus qu'il tirait de ce bien. Il résulte de tout ce qui précède qu'il sera fait une juste appréciation des souffrances, des troubles dans les conditions d'existences et du préjudice moral subis par M. E... en lui allouant à ces titres une somme globale de 20 000 euros.
Sur le reclassement :
En ce qui concerne l'existence d'une faute :
19. Aux termes de l'article 63 de la loi du 11 janvier 1984 alors en vigueur : " Lorsque les fonctionnaires sont reconnus, par suite d'altération de leur état physique, inaptes à l'exercice de leurs fonctions, le poste de travail auquel ils sont affectés est adapté à leur état physique. Lorsque l'adaptation du poste de travail n'est pas possible, ces fonctionnaires peuvent être reclassés dans des emplois d'un autre corps s'ils ont été déclarés en mesure de remplir les fonctions correspondantes. (...) Un décret en Conseil d'Etat détermine les conditions dans lesquelles le reclassement, qui est subordonné à la présentation d'une demande de l'intéressé, peut intervenir ". Aux termes de l'article 2 du décret du 30 novembre 1984, dans sa rédaction applicable au litige : " Dans le cas où l'état physique d'un fonctionnaire, sans lui interdire d'exercer toute activité, ne lui permet pas de remplir les fonctions correspondant aux emplois de son grade, l'administration, après avis du comité médical, invite l'intéressé à présenter une demande de reclassement dans un emploi d'un autre corps ". Aux termes de l'article 3 du même décret : " Le fonctionnaire qui a présenté une demande de reclassement dans un autre corps doit se voir proposer par l'administration plusieurs emplois pouvant être pourvus par la voie du détachement. L'impossibilité, pour l'administration, de proposer de tels emplois doit faire l'objet d'une décision motivée. / Les dispositions statuaires qui subordonnent ce détachement à l'appartenance à certains corps ou à certaines administrations, de même que celles qui fixent des limites d'âge supérieures en matière de détachement, ne peuvent être opposées à l'intéressé. (...) La procédure de reclassement telle qu'elle résulte du présent article doit être conduite au cours d'une période d'une durée maximum de trois mois à compter de la demande de l'agent. ".
20. Aux termes de l'article R. 231-1 du code de justice administrative : " Les magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel exercent leurs fonctions de magistrats administratifs au sein de ces juridictions ou à la Cour nationale du droit d'asile ". Aux termes de l'article R. 231-2 du même code : " Les premiers conseillers et les conseillers peuvent occuper les fonctions de rapporteur ou de rapporteur public dans les tribunaux administratifs ou dans les cours administratives d'appel ".
21. M. E... a été déclaré inapte aux fonctions de magistrat, soit à tout emploi de son grade, par le comité médical le 20 juillet 2011, avant l'expiration de son congé de longue durée. Si le requérant avait dans un premier temps sollicité la reconnaissance de l'imputabilité au service de sa maladie et à défaut son reclassement, le ministre ne saurait lui opposer le retard pris dans cette reconnaissance, eu égard à l'indépendance de ces procédures, a fortiori après que M. E... ait indiqué qu'à défaut de reconnaissance de l'imputabilité au service de sa maladie avant le 21 août 2011, il demandait un reclassement à cette date. A cet égard, la demande formulée par M. E... quelques jours avant la réunion du comité médical doit être regardée comme une demande de reclassement au sens de l'article 3 du décret du 30 novembre 1984 précité. De la même manière, le garde des Sceaux, ministre de la justice ne saurait reprocher à M. E... l'envoi de son curriculum vitae en mai 2012 seulement, eu égard à l'absence de prise en charge de sa demande de reclassement par l'administration avant cette date. Il ne résulte pas de l'instruction qu'une fois la réintégration de M. E... décidée, son reclassement au sein de la Cour nationale du droit d'asile ait nécessité un aménagement complexe de cette juridiction. Dès lors, le délai d'un an et demi pris pour reclasser M E... constitue une faute engageant la responsabilité de l'Etat.
En ce qui concerne les préjudices :
22. En premier lieu, M. E... demande l'indemnisation de la perte de revenus résultant du retard pris dans son reclassement et tenant à l'absence de régularisation d'un demi-traitement perçu en juillet 2012 et au non-versement de son indemnité de fonctions. Néanmoins, le requérant, qui a bénéficié d'un rappel d'indemnité de 13 500 euros en novembre 2013, ne justifie pas des primes et indemnités dont il bénéficie en qualité d'administrateur civil et ainsi de la différence entre la rémunération effectivement perçue et celle à laquelle il aurait pu prétendre en l'absence de retard dans son reclassement. En outre, contrairement à ce que soutient le requérant, il résulte du courriel de M. D... du 16 juillet 2012 et de ses calculs mêmes, que sa rémunération pour le mois de juillet 2012 a été assurée à plein traitement, à la suite de la régularisation intervenue en octobre 2012 de la retenue opérée en août 2012. Dès lors, les préjudices invoqués par M. E... ne peuvent être regardés comme établis.
23. En deuxième lieu, si M. E... soutient qu'il a été privé d'une chance de faire la preuve de sa valeur professionnelle et ainsi d'être promu au grade de premier conseiller avant 2013, cet avancement constitue une procédure indépendante du reclassement par la voie du détachement, lequel permet un avancement distinct dans les deux corps. Dès lors, le lien de causalité entre la faute évoquée au point 21 du présent arrêt et le préjudice invoqué ne peut être regardé comme établi.
24. En troisième lieu, le retard pris par l'administration pour reclasser M. E... a prolongé la situation de précarité et de fragilité psychologique dans laquelle il se trouvait et a conduit au prolongement de sa rémunération à demi-traitement pendant un an et à l'absence de placement de M. E... dans une position régulière pendant de nombreux mois. Dès lors, les premiers juges ont fait une correcte évaluation des préjudices ainsi subis par le requérant en condamnant l'Etat à lui verser la somme de 6 000 euros.
Sur la publication de la décision du Conseil d'Etat n° 275070 du 25 janvier 2006
25. Il est constant que cette décision, concernant la contestation par M. E... du courrier du 23 décembre 2003 par laquelle la présidente du tribunal administratif de Montpellier lui a reproché ses propos lors de l'audience du 17 décembre 2003, de la décision du même auteur du 7 décembre 2004 lui confiant des fonctions de rapporteur et de sa notation pour l'année 2004, a fait l'objet d'une publication intégrale et non anonymisée dans le recueil Lebon et sur Légifrance et, de ce fait, dans de nombreuses revues juridiques. Néanmoins, elle ne comporte aucun élément circonstancié de nature à porter atteinte à la réputation de M. E.... Dès lors, celui-ci n'établit pas de ce seul fait avoir subi un tel préjudice de réputation et ses conclusions indemnitaires présentées à ce titre doivent être rejetées.
Sur les autres sommes demandées :
26. En premier lieu, les majorations d'imposition auxquelles serait exposé M. E... du fait du versement des indemnités précitées, au demeurant non établies, trouvent leur origine dans la règlementation fiscale et son évolution et ne saurait être regardées comme procédant directement de sa maladie professionnelle ou du retard pris par l'administration à le reclasser. Les conclusions du requérant présentées à ce titre ne peuvent donc qu'être rejetées.
27. En second lieu, M. E... n'est pas fondé à demander, sur le terrain indemnitaire, la prise en charge des frais d'avocat induits par la présente instance, lesquels ont vocation à être régis par les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Sur les intérêts et la capitalisation :
28. D'une part, M. E... a droit aux intérêts au taux légal correspondant à l'indemnité de 26 000 euros à compter du 30 décembre 2015, date de réception de sa demande préalable par le vice-président du Conseil d'Etat. 30. D'autre part, M. E... a demandé la capitalisation des intérêts dans sa requête, le 2 mai 2016. A cette date les intérêts n'étaient pas dus pour au moins une année entière. Dès lors, il y a lieu de faire droit à cette demande à compter du 30 décembre 2016, date à laquelle les intérêts étaient dus pour une année entière.
29. Il résulte de tout ce qui précède que M. E... n'est pas fondé se plaindre que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a limité la condamnation de l'Etat à la somme de 31 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 30 décembre 2015 et avec capitalisation à compter du 30 décembre 2016 et à chaque échéance annuelle à compter de cette date. En revanche, le ministre de la justice est fondé à demander à ce que cette indemnité soit ramenée à la somme de 26 000 euros et à demander la réformation du jugement en ce sens.
Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
30. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que M. E... demande à ce titre. Par ailleurs, il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de M. E... le versement de la somme que l'Etat demande sur le fondement des mêmes dispositions.
DÉCIDE :
Article 1er : L'Etat est condamné à verser à M. E... la somme de 26 000 (vingt-six mille) euros avec intérêts au taux légal à compter du 30 décembre 2015. Les intérêts échus à la date du 30 décembre 2016 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 2 : Le jugement n° 1606924 du 14 mars 2019 du tribunal administratif de Paris est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié M. B... E... et au garde des Sceaux, ministre de la justice.
Copie en sera adressée au secrétaire général du Conseil d'Etat.
Délibéré après l'audience du 6 avril 2023, à laquelle siégeaient :
M. Albertini, président
M. Mauny, président assesseur,
Mme Villette, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 12 mai 2023.
La rapporteure,
A. C...Le président,
P.-L. ALBERTINILa greffière,
F. PETIT-GALLAND
La République mande et ordonne au garde des Sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme
La greffière,
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N° 20VE00367