CAA de DOUAI, 2ème chambre, 14/11/2023, 22DA01764, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision14 novembre 2023
Num22DA01764
JuridictionDouai
Formation2ème chambre
PresidentM. Sorin
RapporteurM. Guillaume Toutias
CommissaireMme Regnier
AvocatsCAMBLA

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... A... a demandé au tribunal administratif de Lille, d'une part, d'annuler la décision du 21 janvier 2019 par laquelle la ministre des armées a rejeté pour irrecevabilité sa demande tendant au bénéfice d'une pension de victime civile en raison des dommages physiques causés par la guerre d'Algérie et, d'autre part, d'enjoindre à cette dernière d'instruire son dossier, sous astreinte de cinquante euros par jour de retard.

Par un jugement n° 1909469 du 7 juin 2022, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 5 août 2022, M. A..., représenté par Me Jennifer Cambla, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) d'annuler la décision du 21 janvier 2019 de la ministre des armées ;

3°) d'enjoindre à celle-ci d'instruire son dossier, sous astreinte de 50 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le paiement d'une somme de 2 000 euros au titre des dispositions de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.

Il soutient que :
- les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, dans leur rédaction résultant de la loi du 13 juillet 2018, sur lesquelles la décision attaquée est fondée, méconnaissent les stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du protocole additionnel n° 1 à la même convention ;
- d'une part, ces dispositions instaurent une différence de traitement entre les personnes sollicitant une pension au titre de leur état de victime civile de la guerre d'Algérie et toutes les autres personnes sollicitant une pension au titre du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre dès lors que seules les premières se voient appliquer une condition de délai ;
- d'autre part, ces dispositions instaurent une différence de traitement entre les personnes ayant déposé la demande de pension avant l'entrée en vigueur de la loi du 13 juillet 2018 et celles qui l'ont déposée après ;
- en outre, les différences de traitement ainsi instituées ne répondent à aucune justification objective et il n'existe aucune proportionnalité entre les buts poursuivis et les moyens employés ;
- les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, dans leur rédaction résultant de la loi du 13 juillet 2018, sur lesquelles la décision attaquée est fondée, méconnaissent le principe de sécurité juridique, principe général du droit de l'Union européenne et principe reconnu par la Cour européenne des droits de l'homme comme étant inhérent au système juridique qu'elle protège ;
- en effet, par ces dispositions, la loi du 13 juillet 2018 remet en cause le droit à pension ouvert aux victimes civiles de la guerre d'Algérie ne détenant pas la nationalité française cinq mois à peine après la reconnaissance de ce droit par la décision du Conseil constitutionnel du 8 février 2018 ; une telle atteinte à cette situation légalement et nouvellement acquise ne repose sur aucun motif d'intérêt général ; le législateur a remis en cause les effets légitimement attendus de cette décision du Conseil constitutionnel et a méconnu son autorité de chose jugée.


Par un mémoire en défense, enregistré le 20 janvier 2023, le ministre des armés conclut au rejet de la requête d'appel.

Il fait valoir que le Conseil d'Etat a jugé, dans un arrêt du 25 septembre 2020 sous le numéro 441546, que les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, dans leur rédaction issue de la loi du 13 juillet 2018, ne méconnaissent pas le principe d'égalité et n'ont privé de garantie légale aucune exigence constitutionnelle, n'ont ni porté atteinte à des situations légalement acquises ni remis en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus de situations nées sous l'empire des textes antérieurs.

Par ordonnance du 5 septembre 2023, la date de clôture de l'instruction a été fixée au 20 septembre 2023 à 12 heures.




Vu les autres pièces des dossiers.

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le protocole additionnel n° 1 à la même convention ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- la loi n° 63-156 du 23 février 1963 ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 ;
- la décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018 du conseil constitutionnel ;
- le code de justice administrative.


Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Guillaume Toutias, premier conseiller,
- et les conclusions de Mme Caroline Regnier, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :

1. M. B... A..., né le 24 juillet 1946 et de nationalité algérienne, a sollicité, le 26 juillet 2018, l'octroi d'une pension en qualité de victime civile de la guerre d'Algérie. Par une décision du 21 janvier 2019, la ministre des armées a rejeté sa demande comme irrecevable. M. A... relève appel du jugement du 7 juin 2022 par lequel le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision.


Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

2. Dans sa rédaction issue de l'article 49 de la loi du 13 juillet 2018 susvisée, l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre dispose, dans son premier alinéa, que : " Les personnes ayant subi en Algérie entre le 31 octobre 1954 et le 29 septembre 1962 des dommages physiques, du fait d'attentats ou de tout autre acte de violence en relation avec la guerre d'Algérie, bénéficient des pensions de victimes civiles de guerre ". Ces dispositions ont supprimé la condition de nationalité française mise au bénéfice de ce régime d'indemnisation des victimes civiles de la guerre d'Algérie par les dispositions antérieures, issues de la loi du 31 juillet 1963 de finances rectificative pour 1963, cette condition ayant été jugée contraire au principe constitutionnel d'égalité par la décision du Conseil constitutionnel n° 2017-690 QPC du 8 février 2018 avec effet à compter du 9 février 2018.

3. Par ailleurs, le dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, dans sa rédaction résultant du même article 49 de la loi du 13 juillet 2018, dispose que : " Par dérogation à l'article L. 152-1, les demandes tendant à l'attribution d'une pension au titre du présent article ne sont plus recevables à compter de la publication de la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense ". Le droit à l'attribution d'une pension s'appréciant, en vertu de l'article L. 151-2 du même code, à la date du dépôt de la demande, les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 ont eu pour objet et pour effet de mettre un terme pour l'avenir, à compter de la publication de la loi du 13 juillet 2018, à l'application du régime d'indemnisation des victimes civiles de la guerre d'Algérie.

4. Pour contester ces dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, au vu desquelles a été prise la décision du 21 janvier 2019 par laquelle la ministre des armées a rejeté sa demande d'octroi d'une pension comme irrecevable, M. A... soutient qu'elles méconnaissent, d'une part, le principe de non-discrimination découlant des stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du protocole additionnel n° 1 à la même convention et, d'autre part, le principe de sécurité juridique qui constitue un principe général du droit de l'Union européenne ainsi qu'un principe inhérent au système juridique protégé par la Cour européenne des droits de l'homme.

5. En premier lieu, aux termes de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ". Et aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la même convention : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. (...) ". Une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens de ces stipulations, si elle n'est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d'utilité publique, ou si elle n'est pas fondée sur des critères rationnels en rapport avec les buts de la loi.

6. Les victimes civiles de la guerre d'Algérie n'étant pas dans la même situation que les victimes d'autres conflits, la circonstance que, par les dispositions critiquées, le législateur ait mis un terme pour l'avenir au régime d'indemnisation dont elles pouvaient bénéficier ne traduit pas une violation du principe d'égalité et de non-discrimination. De plus, il ressort des travaux parlementaires de la loi du 13 juillet 2018 que, pour adopter les dispositions contestées, le législateur a entendu tenir compte non seulement de la nature particulière du conflit en cause et du territoire concerné mais aussi de l'ancienneté de ce conflit, des relations actuelles de la France avec l'Algérie et de leurs perspectives d'avenir, de sorte que la distinction ainsi instituée entre les victimes civiles de la guerre d'Algérie et les victimes civiles des autres conflits mentionnées par le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre est assortie de justifications objectives et n'est pas disproportionnée au vu des buts poursuivis. En outre, si les dispositions critiquées conduisent à traiter différemment des demandes selon la date à laquelle elles ont été présentées, cette différence est inhérente à la succession de régimes juridiques dans le temps et n'est pas, par elle-même, contraire au principe de non-discrimination. Dès lors, les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, issues de la loi du 13 juillet 2018, ne présentent pas un caractère discriminatoire au regard des stipulations citées au point précédent et ne portent pas une atteinte disproportionnée aux droits conventionnellement consacrés.




7. En second lieu, si les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ont, ainsi qu'il a été dit au point 3, mis un terme pour l'avenir, à compter de la publication de la loi du 13 juillet 2018, à l'application du régime d'indemnisation des victimes civiles de la guerre d'Algérie, elles sont en revanche dépourvues d'effet rétroactif et sont en particulier sans incidence sur les demandes déposées antérieurement à la publication de la loi non plus que sur les droits des personnes déjà admises au bénéfice d'une pension. En outre, compte tenu de l'ancienneté du conflit en cause et quand bien même la condition tenant à la détention de la nationalité française n'a été formellement censurée par le Conseil constitutionnel que le 8 février 2018, le législateur a pu, à la date à laquelle les dispositions contestées ont été adoptées, décider de mettre fin au régime d'indemnisation des victimes civiles de la guerre d'Algérie dès la date de publication de la loi du 13 juillet 2018 sans porter d'atteinte au principe de sécurité juridique. Enfin, dès lors que la décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018 du Conseil constitutionnel se borne à censurer la condition de nationalité française qui était jusqu'alors mise à l'octroi d'une pension et ne s'oppose pas, par elle-même, à la suppression de ce régime d'indemnisation pour l'avenir, le législateur a pu adopter les dispositions litigieuses sans méconnaître l'autorité attachée à la décision du Conseil constitutionnel. Ce faisant, le législateur n'a ni porté atteinte à des situations légalement acquises, ni remis en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus de situations nées sous l'empire des textes antérieurs. Dès lors, les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, issues de la loi du 13 juillet 2018, ne portent pas atteinte au principe de sécurité juridique, reconnu comme principe général du droit de l'Union européenne et principe inhérent au système juridique protégé par la Cour européenne des droits de l'homme.

8. Il résulte de ce qui précède que la ministre des armées n'a pas entaché d'illégalité sa décision du 21 janvier 2019 en se fondant sur les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre. M. A... n'est donc pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Lille a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision. Ses conclusions à fin d'annulation de ce jugement et de cette décision doivent, dès lors, être rejetées ainsi que, par voie de conséquence, celles à fin d'injonction et d'astreinte et celles tendant au bénéfice des dispositions de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.


















DÉCIDE :


Article 1er : La requête de M. A... est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... A... et au ministre des armées.


Délibéré après l'audience publique du 31 octobre 2023 à laquelle siégeaient :

- M. Thierry Sorin, président de chambre,
- M. Marc Baronnet, président-assesseur,
- M. Guillaume Toutias, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 novembre 2023.

Le rapporteur,
Signé : G. ToutiasLe président de chambre,
Signé : T. Sorin
La greffière,
Signé : A.S. Villette
La République mande et ordonne au ministre des armées, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

Pour expédition conforme,
La greffière
Anne-Sophie Villette
2
N°22DA01764