Conseil d'Etat, 9 / 10 SSR, du 3 juillet 2002, 224806, inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision03 juillet 2002
Num224806
Juridiction
Formation9 / 10 SSR
RapporteurMme Guilhemsans
CommissaireM. Courtial

Vu le recours, enregistré le 7 septembre 2000 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présenté par le MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE ; le ministre demande au Conseil d'Etat d'annuler l'arrêt du 27 juin 2000 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a annulé, à la demande de Mme Fanta X..., d'une part, le jugement du 17 juillet 1996 du tribunal administratif de Paris rejetant sa demande d'annulation de la décision implicite par laquelle le MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE a rejeté sa demande de revalorisation de sa pension de retraite, d'autre part, cette décision ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble le premier protocole additionnel à cette convention ;
Vu le code des pensions civiles et militaires de retraite ;
Vu la loi n° 59-1454 du 26 décembre 1959, notamment l'article 71 ;
Vu la loi n° 74-1129 du 30 décembre 1974, notamment l'article 63 ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de Mme Guilhemsans, Maître des Requêtes ;
- les observations de la SCP Monod, Colin, avocat de Mme X..., - les conclusions de M. Courtial, Commissaire du gouvernement ;

Sur le recours du MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE :
Considérant qu'aux termes de l'article 71 de la loi du 26 décembre 1959 : "I- A compter du 1er janvier 1961, les pensions, rentes ou allocations viagères imputées sur le budget de l'Etat ou d'établissements publics, dont sont titulaires les nationaux des pays ou territoires ayant appartenu à l'Union française ou à la Communauté ou ayant été placés sous le protectorat ou sous la tutelle de la France, seront remplacées pendant la durée normale de leur jouissance personnelle par des indemnités annuelles en francs, calculées sur la base des tarifs en vigueur pour lesdites pensions ou allocations à la date de leur transformation ..." ;
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme X..., veuve de M. Karamoko X..., a obtenu, à compter du 21 septembre 1971, à la suite du décès de son mari, fonctionnaire titulaire de l'administration des postes et télécommunications, une pension de réversion calculée sur la base de la pension civile de retraite et d'invalidité que son mari aurait pu obtenir à la date de son décès ; que, toutefois, cette pension a, en application des dispositions législatives précitées, été remplacée, à compter de sa date d'effet, par une indemnité insusceptible d'être revalorisée dans les conditions prévues par le code des pensions civiles et militaires de retraite, Mme X... ayant perdu la nationalité française au bénéfice de la nationalité malienne à la suite de l'accession du Soudan français à l'indépendance ; que le MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE demande l'annulation de l'arrêt du 27 juin 2000, par lequel la cour administrative d'appel de Paris a annulé sa décision implicite refusant à l'intéressée la revalorisation de sa pension à concurrence des montants dont elle aurait bénéficié si elle avait conservé la nationalité française ainsi que le versement des arrérages qu'elle estimait lui être dus, augmentés des intérêts capitalisés ;
Sur la recevabilité du moyen tiré, devant la cour administrative d'appel, de la méconnaissance des stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, combinées avec celles de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention :

Considérant que le moyen présenté en appel, tiré par Mme X... de ce que les dispositions précitées de l'article 71 de la loi du 26 décembre 1959 seraient à l'origine d'une différence de traitement entre les anciens agents publics selon leur nationalité, qui ne serait pas compatible avec les stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales combinées avec celles de l'article 1er de son 1er protocole additionnel, procédait de la même cause juridique que le moyen développé devant le tribunal administratif, tiré de l'incompatibilité de ces mêmes dispositions avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ouvert à la signature à New-York le 19 décembre 1966 ; que la cour n'a par suite pas commis d'erreur de droit en jugeant que ce moyen ne constituait pas une demande nouvelle irrecevable en appel ;
Sur le bien-fondé du refus de revalorisation de la pension de Mme X... :
Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ratifiée par la France en application de la loi du 31 décembre 1973 et publiée au Journal officiel par décret du 3 mai 1974 : "Les Hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente convention" ; qu'aux termes de l'article 14 de la même convention : "La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation" ; qu'en vertu des stipulations de l'article 1er du 1er protocole additionnel à cette convention : "Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes" ;

Considérant qu'en vertu de l'article L. 1 du code des pensions civiles et militaires de retraite, la pension est une allocation pécuniaire, personnelle et viagère accordée aux fonctionnaires civils et militaires et, après leur décès, à leurs ayants-cause désignés par la loi, en rémunération des services qu'ils ont accomplis jusqu'à la cessation régulière de leurs fonctions ; que le montant de la pension, qui tient compte du niveau, de la durée et de nature des services accomplis, garantit en fin de carrière à son bénéficiaire, des conditions matérielles d'existence en rapport avec la dignité de sa fonction ; qu'il résulte des dispositions de l'article L. 38 du même code, que les veuves de fonctionnaires civils ont droit à une pension égale à 50 p. 100 de la pension obtenue par leur mari ou qu'il aurait obtenue le jour de son décès, augmentée, le cas échéant, de la moitié de la rente d'invalidité dont il bénéficiait ou aurait pu bénéficier ; que, dès lors, la cour n'a pas commis d'erreur de droit en jugeant que ces pensions constituent des créances qui doivent être regardées comme des biens au sens de l'article 1er, précité, du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Considérant qu'une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens des stipulations précitées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, si elle n'est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d'utilité publique, ou si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la loi ;
Considérant qu'il ressort des termes mêmes de l'article 71, précité, de la loi du 26 décembre 1959, que les ressortissants des pays qui y sont mentionnés reçoivent désormais, à la place de leur pension, en application de ces dispositions, une indemnité non revalorisable dans les conditions prévues par le code des pensions civiles et militaires de retraite ; que, dès lors, et quelle qu'ait pu être l'intention initiale du législateur manifestée dans les travaux préparatoires de ces dispositions, la cour n'a pas commis d'erreur de droit en jugeant que cet article créait une différence de traitement entre les retraités en fonction de leur seule nationalité ;

Considérant que les pensions de retraite et de réversion constituent, pour les agents publics, une rémunération différée destinée à leur assurer, ou à assurer à leurs ayants-cause, des conditions matérielles de vie en rapport avec la dignité de leurs fonctions précédemment exercées par ces agents ; que les rentes viagères d'invalidité consenties en application des articles L. 27 et L. 28 du même code, également réversibles aux ayants-cause du fonctionnaire décédé, ont pour objet l'indemnisation des infirmités résultant de blessures ou de maladies contractées ou aggravées soit en service, soit en accomplissant un acte de dévouement dans un intérêt public, soit en exposant ses jours pour sauver la vie d'une ou plusieurs personnes ; que la différence de situation existant entre des ayants-cause d'anciens agents publics de la France, selon qu'ils ont la nationalité française ou sont ressortissants d'Etats devenus indépendants, ne justifie pas, eu égard à l'objet des pensions de réversion, une différence de traitement ; que, s'il ressort des travaux préparatoires des dispositions précitées de l'article 71 de la loi du 26 décembre 1959 qu'elles avaient notamment pour objectif de tirer les conséquences de l'indépendance des pays mentionnés à cet article et de l'évolution désormais distincte de leurs économies et de celle de la France, qui privait de justification la revalorisation de ces pensions en fonction de l'évolution des traitements servis aux fonctionnaires français, la différence de traitement qu'elles créent, en raison de leur seule nationalité, entre les titulaires de pensions, ne peut être regardée comme reposant sur un critère en rapport avec cet objectif ; que, ces dispositions étant, de ce fait, incompatibles avec les stipulations précitées de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la cour n'a pas commis d'erreur de droit en jugeant qu'elles ne pouvaient justifier le refus opposé à la demande présentée par Mme X... en vue de la revalorisation de sa pension ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt attaqué ;
Sur le recours incident de Mme X... :
Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, dans ses mémoires devant la cour administrative d'appel, Mme X... demandait l'annulation de la décision implicite de refus qui lui avait été opposée et du jugement du tribunal administratif de Paris rejetant sa demande, ainsi que son rétablissement dans ses droits à pension de réversion à compter du jour du décès de son mari le 21 septembre 1971, augmentés des intérêts moratoires, dont elle a demandé la capitalisation le 8 mars 2000 ; que ses conclusions devant le tribunal administratif tendaient à l'annulation du refus implicite de la rétablir dans ses droits à pension à compter du jour où
celle-ci lui a été supprimée pour être remplacée par une indemnité viagère cristallisée, avec versement des intérêts moratoires ; que, dès lors, Mme X... est fondée à soutenir que la cour administrative d'appel a dénaturé les termes du litige de plein contentieux qui lui était soumis en jugeant que ses conclusions tendant à ce qu'elle soit rétablie dans ses droits à pension, augmentés des intérêts moratoires, étaient nouvelles en appel et donc irrecevables ; que l'arrêt attaqué doit être annulé, en tant qu'il statue sur ces conclusions ;
Considérant qu'il y a lieu, pour le Conseil d'Etat, de faire application de l'article L. 821-2 du code de justice administrative et de juger l'affaire au fond ;
Considérant qu'en conséquence de l'annulation du refus implicite opposé par le MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE, à Mme X..., il y a lieu de renvoyer cette dernière auprès du ministre, afin qu'il soit procédé, d'une part, à la revalorisation de sa pension dans les conditions de droit commun et au versement des arrérages qu'elle demande, d'autre part, au versement des intérêts moratoires sur ces arrérages à compter du 20 juin 1994, date de sa demande de revalorisation de sa pension ; qu'il y a lieu de lui accorder la capitalisation de ces intérêts à compter du 8 mars 2000 et du 4 janvier 2002, dates auxquelles elle a demandé cette capitalisation, alors qu'il était échu plus d'une année d'intérêts ;
Considérant que Mme X... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle ; que, par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Monod, Colin, avocat de Mme X..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de condamner l'Etat à payer à la SCP Monod, Colin, la somme de 2 500 euros ;
Article 1er : Le recours du MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE est rejeté.
Article 2 : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris, en date du 27 juin 2000, est annulé en tant qu'il a statué sur la demande de Mme X... tendant à être rétablie dans ses droits à pension à compter du 21 septembre 1971, augmentés des intérêts moratoires capitalisés.
Article 3 : Mme X... est renvoyée devant le MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE pour qu'il soit procédé à la révision de sa pension à compter du 21 septembre 1971, au versement des intérêts moratoires sur les arrérages dus à compter du 20 juin 1994, capitalisés à compter du 8 mars 2000 et du 4 janvier 2002.
Article 4 : L'Etat paiera à la SCP Monod, Colin, avocat de Mme X..., la somme de 2 500 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que ladite société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE et à Mme Fanta X....