CAA de MARSEILLE, 8ème chambre - formation à 3, 24/03/2015, 13MA00581, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision24 mars 2015
Num13MA00581
JuridictionMarseille
Formation8ème chambre - formation à 3
PresidentM. GONZALES
RapporteurMme Christine MASSE-DEGOIS
CommissaireMme HOGEDEZ
AvocatsMOLLAND

Vu la requête, enregistrée le 5 février 2013, présentée pour Mme A... B...agissant en son nom propre et au nom de sa fille mineure, demeurant à..., représentée par Me C... ; Mme B...demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1003566 du 29 novembre 2012 par lequel le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 859 486 euros au titre du préjudice économique et financier subi ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 742 894 euros et la somme de
116 592 euros en sa qualité de représentante légale de sa fille, en réparation du préjudice financier subis par elle-même et sa fille consécutivement au décès de leur époux et père ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros par application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative;


Elle soutient :
- qu'il ressort du rapport du Bureau d'enquête accident et du rapport de l'expertise judiciaire que la structure du fuselage de l'avion n'était pas intègre avant le début du vol ayant causé la mort de son époux ;
- que l'Etat était tenu d'une obligation de sécurité de résultat à l'égard de son agent ;

- qu'une faute inexcusable est imputable à l'Etat en ce qu'il n'a pas eu de conscience du danger pour prévenir les risques de l'accident d'avion dont a fait l'objet son époux ;
- que, si la faute inexcusable de l'Etat n'est pas retenue, en tout état de cause, une faute ou une présomption de faute de l'Etat doit l'être en l'absence de certification de l'aéronef utilisé par son époux et compte-tenu des nombreuses lacunes dans le programme d'entretien de cet avion, notamment de l'absence d'inspection de certaines parties du fuselage et de l'utilisation de produits de nature à déstructurer les fibres du bois de l'avion ;
- qu'il ressort des expertises que cette destructuration des fibres de bois est à l'origine de la ruine de l'appareil ;

- que l'Etat ne justifie pas avoir suivi les recommandations du Bureau d'enquête accident à la suite d'un accident survenu en 1995 et ce n'est qu'après le décès de son époux qu'un autre type d'appareil a été choisi pour l'équipe de voltige aérienne ;
- que l'insuffisance dans les moyens de contrôle démontre l'existence d'une faute de l'Etat ou tout au moins une présomption de faute ;
- que la perte définitive des revenus de son époux a causé un préjudice patrimonial à sa fille mineure et à elle-même ;
- que les revenus mensuels de son époux seraient passés de 3 565 euros en 2004 à 4 081 euros à compter du mois de mars 2008 ;
- que, par ailleurs, M.B..., comme tout pilote de sa génération, avait l'intention de devenir pilote de ligne dans l'aviation civile après sa carrière militaire, ce qui lui aurait permis de percevoir un salaire mensuel de 6 000 à 7 000 euros ;
- que sa perte patrimoniale du fait du décès de son conjoint s'élève à 767 894 euros calculée sur la base d'une perte annuelle de 32 465 euros et celle de sa fille mineure, âgée de deux ans au jour du décès de son père, à 138 597 euros calculée sur la base d'une perte annuelle de 8 116 euros jusqu'à l'âge de 25 ans ;
- qu'elles subissent une perte de chance de bénéficier dans l'avenir d'une amélioration des ressources qu'aurait dû percevoir leur époux et père en raison d'une carrière dans l'aviation civile ;



Vu le jugement attaqué ;



Vu le mémoire, enregistré le 24 juillet 2013, présenté par le ministre de la défense qui conclut, à titre principal, au rejet de la requête et, à titre subsidiaire, à ce que les indemnités réparatrices soient limitées à 67 172,88 euros pour Mme B...et à 14 416,86 euros pour sa fille ;
Le ministre soutient :

- que Mme B...ne saurait invoquer un défaut d'entretien de l'appareil dans lequel son époux a trouvé la mort, le juge pénal ayant estimé que l'entretien de l'appareil a été effectué régulièrement par les techniciens de l'armée de l'air conformément aux règles prévues par le programme d'entretien du constructeur ;
- que les pièces produites par Mme B...ne permettent pas de retenir l'existence d'une faute de l'Etat ;
- que si les analyses effectuées relèvent un endommagement du cadre 2 de l'appareil, il est impossible d'affirmer que celui-ci est la cause qui a conduit à la ruine du CAP 232 n° 22 ;

- que tant le défaut de conception que le défaut de certification ne sauraient être constitutifs d'une faute engageant la responsabilité de l'armée de l'air ;
- que l'armée de l'air n'a pas utilisé l'aéronef en dehors de son domaine de certification ;
- que l'information judiciaire n'a établi aucune faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité ;
- que la faute inexcusable de l'employeur invoquée par Mme B...ne peut pas être appliquée en cas d'accident d'un militaire ne relevant pas de la législation des accidents du travail mais du régime d'indemnisation des accidents de service ;
- que, concernant les demandes indemnitaires des requérantes, l'indemnisation de leur préjudice intégral en tant qu'ayants droit d'un militaire décédé en service à la suite d'une faute de l'Etat est complémentaire de la réparation forfaitaire prévue par le statut général des militaires et qu'il y a lieu, en conséquence, de déduire du préjudice économique toutes les prestations servies par l'Etat ;
- que les sommes demandées par Mme B...pour elle-même et pour sa fille mineure, doivent être ramenées respectivement à 67 172, 88 euros et à 14 416, 86 euros ;
- que la perte de chance invoquée par la requérante, fondée sur l'avenir de carrière de son époux, hypothétique, ne saurait être retenue ;


Vu les autres pièces du dossier ;


Vu la loi n° 72-662 du 13 juillet 1972 modifiée portant statut général des militaires ;


Vu le décret n° 82-453 du 28 mai 1982 modifié relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique ;


Vu le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;



Vu le code de la défense ;


Vu le code de la sécurité sociale ;


Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;


Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 17 février 2015,
- le rapport de Mme Massé-Degois, première conseillère,
- les conclusions de Mme Hogedez, rapporteur public,
- et les observations de Me C...pour Mme B...;



1. Considérant que le capitaineB..., pilote de l'armée de l'air, a participé à une épreuve de sélection dans le cadre des championnats de France de voltige organisée le
30 août 2005 à l'aérodrome de Saint-Yan dans le département de la Saône et Loire ; qu'à la fin de l'évolution de M.B..., en phase finale de sa dernière figure alors qu'il volait sur le dos et quasiment en palier, l'aile et le fuselage de l'avion de voltige de type CAP 232 qu'il pilotait se sont désolidarisés, entraînant la destruction de l'appareil ; que M. B...a trouvé la mort dans cet accident de service ; que MmeB..., son épouse, et sa fille mineure âgée d'un an à la date de l'accident, ont été indemnisées à hauteur de 47 000 euros de leur préjudice moral causé par le décès de leur époux et père ; que Mme B...a saisi le tribunal administratif de Marseille, par une requête enregistrée sous le n° 1003566 le 31 mai 2010 en vue d'obtenir la condamnation de l'Etat à lui payer 859 486 euros en réparation des préjudices économique et financier qu'elle subit et que subit sa fille mineure dont elle est la représentante légale, consécutivement au décès de leur époux et père, en invoquant la faute de l'Etat ; que Mme B...relève appel du jugement du 29 novembre 2012 par lequel le tribunal administratif de Marseille a rejeté ses conclusions indemnitaires ; que Mme B...demande qu'il soit fait droit à ses conclusions à fin d'indemnisation du préjudice financier subi par elle-même et par sa fille ;
2. Considérant qu'aux termes des dispositions de l'article 20 de la loi du 13 juillet 1972 susvisée, reprises à l'article L. 4123-2 du code de la défense : " Les militaires bénéficient des régimes de pension ainsi que des prestations de la sécurité sociale dans les conditions fixées par le code des pensions civiles et militaires de retraite, le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et le code de la sécurité sociale " ;
3. Considérant que les dispositions précitées du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre déterminent forfaitairement la réparation à laquelle un militaire victime d'un accident de service ou atteint d'une maladie professionnelle peut prétendre, au titre de l'atteinte qu'il a subie dans son intégrité physique ; qu'alors même que le régime d'indemnisation des militaires serait plus favorable que celui consenti aux agents civils, ces dispositions ne font cependant pas obstacle à ce que le militaire, qui a enduré, du fait de l'accident ou de la maladie, des souffrances physiques ou morales et des préjudices esthétiques ou d'agrément, obtienne de l'Etat qui l'emploie, même en l'absence de faute de celui-ci, une indemnité complémentaire réparant ces chefs de préjudice, distincts de l'atteinte à l'intégrité physique ; qu'il en va de même s'agissant du préjudice moral subi par ses ayants droits ; que ces dispositions ne font pas plus obstacle à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre l'Etat, dans le cas notamment où l'accident ou la maladie serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité ou à l'état d'un ouvrage public dont l'entretien lui incombait ;


4. Considérant, à cet égard, que selon l'article 2 du décret n° 82-453 du 28 mai 1982 susvisé relatif à l'hygiène et à la sécurité au travail ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique, dans les administrations de l'Etat, les équipements doivent être installés et tenus de manière à garantir la sécurité des agents ; qu'aux termes de l'article 2-1 du même décret : " Les chefs de service sont chargés, dans la limite de leurs attributions et dans le cadre des délégations qui leur sont consenties, de veiller à la sécurité et à la protection de la santé des agents placés sous leur autorité. " ;

5. Considérant qu'il résulte de l'enquête technique diligentée par le bureau enquêtes accidents défenses air (BEAD-air) le 16 mai 2006, corroborée par le rapport d'expertise judiciaire du 31 août 2007 rédigés par deux experts spécialisés, l'un en aéronautique, l'autre en structures et matériaux en bois, que l'accident mortel dont l'époux de Mme B...a été victime s'est produit au cours de l'exécution de la dernière figure d'un programme de voltige d'une durée de quatre minutes et trente secondes à la fin d'une ressource inversée (avion sur le dos) et quasiment en palier ; qu'après le décollage à 18 heures 44 de l'avion piloté par le capitaineB..., par ciel clair et vent calme, l'aile et le fuselage de l'avion CAP 232 n° 22 se sont séparés en vol, le fuselage poursuivant sa course vers le sol en le percutant quatre secondes plus tard et l'aile retombant au sol quelques instants plus tard après avoir tournoyé sur
elle-même 220 mètres avant le point d'impact du fuselage ;

6. Considérant que, s'il ressort clairement de l'instruction que cet accident s'est produit au moment où l'appareil exécutait une figure imposée classique de voltige contemporaine aérienne, il résulte également de l'instruction qu'il n'est possible, du fait de la destruction de l'appareil au sol, ni d'établir les causes et les circonstances de l'accident du CAP 232 n° 22 ni de déterminer précisément la ou les causes techniques de l'arrachage de la voilure ; que les rapports versés au dossier, étayés et circonstanciés, soulignent que les visites d'entretien, mineures et majeures, de l'appareil ont été effectuées conformément à la réglementation en vigueur, les experts judiciaires ayant même relevé le caractère rigoureux de l'exécution des visites systématiques de contrôle de niveau mineur ; qu'il est constant et non contesté par les parties que ni l'environnement, favorable, ni le pilotage de l'avion, le capitaine B...étant un pilote de chasse de formation hautement qualifié et d'un très grand professionnalisme, ne sont en cause dans l'événement dramatique survenu le 30 août 2005 ; qu'il résulte enfin de l'instruction que les CAP 232, construit en 45 exemplaires, sont des appareils utilisés pour la voltige aérienne par les particuliers, les aéroclubs et l'école de voltige de l'armée de l'air, sont engagés dans les compétitions du plus haut niveau et qu'aucun accident imputable à un problème de structure du fuselage durant les dix années d'utilisation n'a été répertorié ; que, toutefois, le modèle de cet appareil est la dernière version d'un modèle certifié en 1973, plusieurs fois remanié depuis lors, notamment en 1993, après l'assemblage sur le fuselage originel en bois d'une nouvelle voilure
en carbone qui, jusque-là, équipait un autre type d'appareil de voltige, en l'occurrence
l'EXTRA 300 ; que la certification de l'avion, le 20 mars 1998, malgré cette importante modification, n'a été établie qu'au terme d'essais statiques ayant uniquement porté sur le comportement de l'avion en ressource positive alors que, la structure des avions n'étant pas symétrique, de tels essais sont insuffisants à attester de leur bonne tenue en charge négative et que des tests en charges négatives auraient, selon le rapport final d'enquête technique du
BEAD-air " peut être permis de déceler la problématique de la fragilité du cadre 1 et de son endommagement par les ferrures du bâti moteur " ; que, bien qu'elle ait destiné cet avion à la voltige aérienne, c'est à dire à un domaine de vol aussi étendu en charge négative qu'en charge positive, l'armée de l'air s'est bornée à appliquer à l'avion piloté par le capitaine B...le programme d'entretien préconisé par le constructeur, sans adapter ce programme conçu pour des appareils destinés à un domaine de vol en charge positive ;



7. Considérant qu'eu égard à l'ensemble de ces circonstances, l'Etat doit être regardé comme ayant, en mettant ainsi à la disposition de ce pilote, en méconnaissance notamment des dispositions précitées du décret du 28 mai 1982, un avion ne présentant pas les garanties de sécurité requises pour le programme de voltige qu'il lui était demandé d'exécuter, commis une faute susceptible d'engager sa responsabilité envers les ayants-droit de ce dernier, sans qu'il soit besoin pour Mme B...d'avoir à faire la démonstration d'une faute inexcusable et sans que le ministre de la défense puisse utilement se prévaloir de l'arrêt de la cour d'appel de Dijon du 26 novembre 2008 écartant toute faute, imprudence, négligence ou manquement à une obligation de sécurité et de prudence de l'Etat telle que définie par les alinéas 2 et 3 de l'article 121-3 du code pénal ;
8. Considérant, toutefois, qu'alors même que l'accident s'est produit en ressource négative au cours de l'exécution d'une figure classique de voltige présentant la particularité d'être, comme il est mentionné dans le rapport final d'enquête technique du BEAD-air, " la figure susceptible de générer le maximum d'accélération négative " du programme réalisé par le capitaineB..., cette circonstance ne suffit pas à établir que l'attitude fautive de l'administration serait la cause directe de l'accident mortel de service dont il est demandé la réparation devant la juridiction administrative ; qu'aucun autre élément de l'instruction ne permet, par ailleurs, de démontrer l'existence d'un lien de causalité suffisant pour engager la responsabilité de l'Etat ; que, dans ces conditions, les conclusions de Mme B...tendant à obtenir l'indemnisation du préjudice patrimonial en sa qualité d'ayant droit de son époux décédé, présentées tant en son nom personnel qu'au nom de sa fille mineure, ne peuvent qu'être rejetées ;

9. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que Mme B...n'est pas fondée à se plaindre que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande indemnitaire ;


Sur les conclusions tenant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante ;




DECIDE :
Article 1er : La requête de Mme B...est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A... B...et au ministre de la défense.

Délibéré après l'audience du 17 février 2015, à laquelle siégeaient :
- M. Gonzales, président de chambre,
- M. Renouf, président assesseur,
- Mme Massé-Degois, première conseillère,
Lu en audience publique, le 24 mars 2015.
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N° 13MA005812