CAA de MARSEILLE, 8ème chambre - formation à 3, 02/10/2018, 16MA04840, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mmes E...et B...C...ont demandé au tribunal administratif de Marseille de condamner la société Orange à leur verser, à titre principal, la somme totale de 1 604 530,72 euros en leur nom propre et en leur qualité d'ayants droit et, à titre subsidiaire, la somme de 530 000 euros en cette dernière qualité en réparation des préjudices subis du fait du décès de M. F... C... ainsi que de surseoir à statuer dans l'attente d'une décision définitive du juge pénal.
Par un jugement n° 1301387 du 19 octobre 2016, le tribunal administratif de Marseille a condamné la société Orange à verser aux ayants droit de M. C... la somme de 3 250 euros, à Mme E... C...la somme de 75 373 euros et à Mme B... C...la somme de 3 275 euros et rejeté le surplus de la demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et des mémoires, enregistrés le 20 décembre 2016, le 28 août 2017 et le 23 octobre 2017, MmesC..., représentées par Me A..., de la SELARL Teissonnière et Associés, demandent à la Cour :
1°) de réformer ce jugement du tribunal administratif de Marseille en tant qu'il a rejeté le surplus de leur demande indemnitaire extrapatrimoniale en leurs qualités d'ayants droit et le surplus de leurs demandes indemnitaires propres ;
2°) de condamner la société Orange à leur verser, à titre principal, la somme totale de 1 499 600 euros en leur nom propre et en leur qualité d'ayants droit et, à titre subsidiaire, la somme de 530 000 euros en cette dernière qualité en réparation des préjudices subis du fait du décès de leur époux et père M. F... C...;
3°) de mettre à la charge de la société Orange la somme de 8 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles soutiennent que :
- l'accident de service dont a été victime M. C... est intervenu dans des conditions qui révèlent des fautes de la société Orange, qui n'a pas respecté les règles applicables de protection, de prévention et de sécurité relatives aux conditions de travail des salariés ;
- la société Orange a commis une faute en mettant à disposition de ses agents un matériel dangereux et non conforme ;
- la société Orange a commis une faute en permettant, dans les circonstances de l'espèce, l'utilisation d'un équipement de type " plate-forme extérieure " (PFE) ;
- ces fautes sont de nature à engager la responsabilité de la société Orange ;
- M. C... a subi des préjudices personnels à hauteur de 530 000 euros ;
- Mme E... C...a subi des préjudices financiers à hauteur de 549 000 euros ;
- Mme E... C...et Mme B... C...ont engagé des frais divers pendant la période d'hospitalisation de M. C... ;
- Mme E... C...a subi un préjudice d'affection à hauteur de 200 000 euros ;
- Mme B... C...a subi un préjudice d'affection à hauteur de 100 000 euros ;
- Mme E... C...a subi des préjudices liés aux troubles dans ses conditions d'existence à hauteur de 70 000 euros ;
- Mme B... C...a subi des préjudices liés aux troubles dans ses conditions d'existence à hauteur de 50 000 euros.
Par un mémoire, enregistré le 4 mai 2018, la société Orange, représentée par Me D..., demande à la Cour :
1°) de rejeter la requête ;
2°) et, par la voie de l'appel incident, d'annuler le jugement du tribunal en tant, à titre principal, qu'il a fait droit aux conclusions indemnitaires des requérantes et, à défaut, en tant qu'il a accordé à Mme C... la réparation d'un préjudice pour pertes de revenus et, à titre subsidiaire, de ramener à de plus justes proportions les montants alloués.
Elle fait valoir que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Vu :
- les autres pièces du dossier ;
- l'ordonnance n° 14MA03150 du juge des référés de la cour administrative d'appel de Marseille du 6 janvier 2015 condamnant la société Orange à verser aux consorts C...une indemnité provisionnelle de 10 000 euros.
Vu :
- le code des pensions civiles et militaires de retraite ;
- la loi n° 90-568 du 2 juillet 1990 ;
- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Jorda,
- les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public,
- les observations de Me A..., représentant Mmes C...et les observations de Me D..., représentant la société Orange.
Considérant ce qui suit :
1. M. C..., né en 1956, était agent de France Telecom, devenue société Orange, depuis le 20 juillet 1978. Le 2 décembre 2011, au cours d'une intervention en hauteur sur une ligne téléphonique à Peyrolles, dans le cadre de l'exercice de ses fonctions de technicien d'intervention client, il a chuté et a été gravement blessé. Le 23 décembre 2011, il est décédé des suites de ses blessures. Par une décision du 5 mars 2012, l'accident survenu le 2 décembre 2011 a été reconnu comme imputable au service. Mme E...C..., veuve de M. C..., et Mme B... C..., sa fille, demandent de condamner la société Orange à réparer les préjudices ayant résulté de l'accident mortel de leur mari et père.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. Les dispositions des articles L. 27 et L. 28 du code des pensions civiles et militaires de retraite et 65 de la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat qui instituent, en faveur des fonctionnaires victimes d'accidents de service ou de maladies professionnelles, une rente viagère d'invalidité en cas de mise à la retraite et une allocation temporaire d'invalidité en cas de maintien en activité doivent être regardées comme ayant pour objet de réparer les pertes de revenus et l'incidence professionnelle résultant de l'incapacité physique causée par un accident de service ou une maladie professionnelle. Les dispositions instituant ces prestations déterminent forfaitairement la réparation à laquelle les fonctionnaires concernés peuvent prétendre, au titre de ces chefs de préjudice, dans le cadre de l'obligation qui incombe aux collectivités publiques de garantir leurs agents contre les risques qu'ils peuvent courir dans l'exercice de leurs fonctions. Ces dispositions ne font en revanche obstacle ni à ce que le fonctionnaire qui subit, du fait de l'invalidité ou de la maladie, des préjudices patrimoniaux d'une autre nature ou des préjudices personnels, obtienne de la personne publique qui l'emploie, même en l'absence de faute de celle-ci, une indemnité complémentaire réparant ces chefs de préjudice ni à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre la collectivité, dans le cas notamment où l'accident ou la maladie serait imputable à une faute de nature à engager la responsabilité de cette collectivité.
En ce qui concerne la responsabilité :
3. En l'espèce, il résulte de l'instruction que la société Orange, en sa qualité d'employeur, a manqué à l'obligation de sécurité due à M. C..., technicien des installations depuis plus de trente ans et reconnu pour son expérience, d'une part, en maintenant à sa disposition un équipement de travail dangereux à raison des risques de chute encourus du fait de la " plate-forme extérieure " (ou PFE) en cause dans l'accident et, d'autre part, en n'ayant pas empêché l'utilisation de cet équipement lors de l'intervention prévue, en dépit de l'information du responsable des équipes de techniciens d'intervention au sujet de l'absence de nacelle sur les lieux d'intervention et de l'intention de M. C... de procéder à l'intervention au moyen de la PFE. Sur cette faute de la société Orange, il y a lieu d'adopter les motifs du tribunal administratif de Marseille développés aux points 6 et 7 du jugement attaqué.
4. La société Orange se prévaut en défense du manque de prudence fautif de l'agent pour avoir lui-même invité son collègue, qui lui avait signalé le retard pris sur une précédente intervention, à le rejoindre sur le lieu de l'intervention sans faire le détour par le dépôt pour récupérer l'équipement sécurisé de type " nacelle ", pourtant programmé et mis à sa disposition par son employeur, et être intervenu au moyen de la plate-forme extérieure dont il disposait, en connaissance de cause. L'intimée fait en particulier état de la note de service du directeur de l'unité d'intervention de Marseille du 30 septembre 2011 qui rappelait la nécessité de recourir à un équipement de protection collective pour les interventions sur le réseau aérien en première intention. Toutefois, ainsi que constaté en fait dans l'arrêt du 13 février 2017 de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, qui a confirmé le jugement du tribunal correctionnel d'Aix-en-Provence du 3 février 2016 qui avait déclaré la société Orange coupable du délit d'homicide involontaire par personne morale commis le 2 décembre 2011 et condamné cette société au paiement d'une amende de 50 000 euros, aucune instruction précise n'avait été donnée sur la conduite à tenir en cas d'indisponibilité du matériel prévu dans cette note par le directeur de l'unité, qui avait au demeurant fait retirer l'échelle PFE dans sa précédente affectation mais avait négligé de le faire dans sa nouvelle affectation. Il résulte en outre de l'instruction que le responsable des équipes de techniciens d'intervention avec qui M. C... s'est entretenu au préalable ne s'est pas opposé à son intervention avec le matériel inadapté mis à sa disposition. Dans ces conditions, alors qu'il ne résulte pas non plus de l'instruction que le collègue de M. C... aurait été dans un rapport hiérarchique s'opposant à ce qu'il ne suive pas l'instruction de rejoindre ce dernier sans récupérer la nacelle, aucune faute ne peut être imputée à la victime de l'accident, lequel n'aurait pu avoir lieu en l'absence de mise à disposition d'une PFE et en présence d'une interdiction de l'utiliser, qui constituent les causes adéquates de l'accident.
5. Il résulte de ce qui précède que Mmes C...sont fondées à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Marseille a écarté la responsabilité exclusive de la société Orange au détriment de celle de M. C..., en l'occurrence à hauteur de la moitié.
En ce qui concerne les préjudices :
6. Les requérantes font valoir que M. C... a subi des préjudices personnels à hauteur de 530 600 euros, que Mme E... C...a subi des préjudices financiers à hauteur de 549 000 euros, que celle-ci et sa fille ont engagé des frais divers pendant la période d'hospitalisation de M. C..., que Mme C... a subi un préjudice d'affection à hauteur de 200 000 euros et des préjudices liés aux troubles dans ses conditions d'existence à hauteur de 70 000 euros et que Mme B... C...a subi un préjudice d'affection à hauteur de 100 000 euros et des préjudices liés aux troubles dans ses conditions d'existence à hauteur de 50 000 euros. Les requérantes reprennent à cet effet en appel les moyens invoqués en première instance. A cet égard, il résulte de l'instruction que l'évaluation de chacun des chefs de préjudice par les premiers juges est justifiée dans son principe. En l'absence de circonstance de droit ou de fait pertinente et nouvelle présentée à l'appui de ces moyens sous réserve de celle issue du principe de responsabilité exclusive de la société Orange précédemment exposé et retenu par le présent arrêt, Mmes C...n'établissent pas plus que devant les premiers juges la pertinence de certains préjudices et, pour les autres, ne démontrent pas que l'évaluation de leur réparation à hauteur du doublement des sommes retenues par le tribunal serait insuffisante. Dans ces conditions, il y a lieu, par adoption des motifs retenus par le tribunal administratif de Marseille, d'écarter ces moyens.
7. A l'inverse, il ne résulte pas de l'instruction que les conclusions incidentes présentées par la société Orange en vue de la modération de ces sommes seraient justifiées, en particulier s'agissant des modalités de la réparation de la perte de revenus de Mme E...C.... Le tribunal administratif a estimé que les requérantes étaient fondées à demander la condamnation de la société Orange à leur verser, sur la base d'un partage de responsabilité pour moitié, en leur qualité d'ayants droit de M.C..., la somme de 13 250 euros incluant la somme de 10 000 euros qui leur avait déjà été allouée en référé à titre de provision, ainsi que les sommes respectives de 75 373 euros à Mme E... C...et de 3 275 euros à Mme B... C...en leurs noms propres. Compte tenu du principe de responsabilité exclusive retenu par le présent arrêt, Mmes C...sont donc fondées à soutenir que ces sommes doivent être portées, respectivement, à 26 500 euros, 150 746 euros et 6 550 euros.
8. Il résulte de ce qui précède que les requérantes sont fondées à demander que l'indemnité de 13 250 euros allouée en leur qualité d'ayants droit de M. C..., par le tribunal administratif de Marseille, soit portée à 26 500 euros. Il y a néanmoins lieu de déduire de cette somme la provision, d'un montant de 10 000 euros, qui leur a déjà été accordée au titre des souffrances endurées par M. C..., en exécution de l'ordonnance visée du 6 janvier 2015 du juge des référés de la cour administrative d'appel de Marseille. Les requérantes sont également fondées à demander que les sommes de 75 373 euros et de 3 275 euros que la société Orange a été condamnée à verser respectivement à Mme E... C...et à Mme B... C...par le jugement du tribunal administratif de Marseille du 19 octobre 2016, soient portées, respectivement, à 150 746 euros et 6 550 euros.
Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de MmesC..., qui ne sont pas, dans la présente instance, les parties perdantes, la somme que l'intimée demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens. En revanche, il y a lieu de mettre à la charge de la société Orange la somme globale de 2 000 euros au titre des frais exposés par les appelantes et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : La somme totale de 3 250 euros que la société Orange a été condamnée à verser à
Mmes E...et B...C...en leur qualité d'ayants droit de M. C... par le jugement du tribunal administratif de Marseille du 19 octobre 2016 est portée à 16 500 euros s'ajoutant à la provision de 10 000 euros qui leur a déjà été versée.
Article 2 : Les sommes de 75 373 euros et de 3 275 euros que la société Orange a été condamnée à verser, respectivement, à Mme E... C...et à Mme B... C...par le jugement du tribunal administratif de Marseille du 19 octobre 2016 sont portées, respectivement, à 150 746 euros et 6 550 euros.
Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Marseille du 19 octobre 2016 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de Mmes C...est rejeté.
Article 5 : Les conclusions de la société Orange présentées par la voie de l'appel incident sont rejetées.
Article 6 : La société Orange versera à Mmes C...la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à Mme E...C..., à Mme B...C..., à la société Orange et à la Mutuelle générale.
Délibéré après l'audience du 18 septembre 2018, où siégeaient :
- M. Gonzales, président,
- M. d'Izarn de Villefort, président assesseur,
- M. Jorda, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 2 octobre 2018.
N° 16MA04840