CAA de PARIS, 8ème chambre, 31/01/2019, 17PA03531, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision31 janvier 2019
Num17PA03531
JuridictionParis
Formation8ème chambre
PresidentM. LAPOUZADE
RapporteurMme Laëtitia GUILLOTEAU
CommissaireMme BERNARD
AvocatsSELARL MANAVOCAT

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Les consorts E...ont demandé au Tribunal administratif de la Polynésie française de condamner la Polynésie française à verser à Mme N... I...veuve E...la somme de 37 789 080 F CFP, à Mme L...R...E..., Mme C...P...E..., M. D...Q...E...la somme de 1 831 325 F CFP chacun, à CatharinaJ..., A...J..., M. O...et Mme H... K...la somme de 1 000 000 F CFP chacun ainsi qu'à verser aux ayants droit la somme de 45 508 553 F CFP, en réparation des préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait du décès de M. B...E..., époux, père et grand-père. La caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française a présenté des conclusions en remboursement de ses débours, pour un montant de 150 000 F CFP.

Par un jugement n° 1500509 du 19 septembre 2017, le Tribunal administratif de la Polynésie française a condamné la Polynésie française à verser aux ayants droit de M. E...une indemnité de 75 498 F CFP au titre des frais d'obsèques, une indemnité de 500 000 F CFP à Mme I... veuve E...et une indemnité de 150 000 F CFP chacun à Mme L...E..., Mme C... E...et M. D...E..., ainsi qu'une indemnité de 150 000 F CFP à la caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française et a rejeté le surplus des demandes.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et un mémoire complémentaire, enregistrés le 18 novembre 2017 et le 25 septembre 2018, les consortsE..., représentés par Me Bourion, doivent être regardés comme demandant à la Cour, dans le dernier état de leurs écritures :

1°) de réformer le jugement n° 1500509 du 19 septembre 2017 du Tribunal administratif de la Polynésie française en tant qu'il ne fait pas droit à l'intégralité de leurs demandes au titre de la réparation du préjudice économique et du préjudice moral subis par eux du fait du décès de M. B... E... ;

2°) de condamner la Polynésie française à verser à Mme I...veuve E...la somme de 34 407 685 F CFP, à verser à Mme L...E..., Mme C...E...et M. D...E...la somme de 1 500 000 F CFP chacun, à verser à Mme L...E...en sa qualité de représentante légale de ses filles mineures la somme de 1 000 000 F CFP chacune, à verser à M. O...la somme de 2 921 131 F CFP et à verser à Mme H...K...la somme de 3 728 433 F CFP en réparation de leurs préjudices ;

3°) d'assortir les sommes allouées par les premiers juges des intérêts au taux légal à compter du jugement et d'assortir les sommes allouées par la Cour des mêmes intérêts à compter de l'arrêt à intervenir ;

4°) de mettre à la charge de la Polynésie française la somme de 250 000 F CFP au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- le décès de M.E..., qui seul percevait des revenus, a entraîné un préjudice économique, qui doit être évalué à 31 407 685 F CPF pour Mme I...veuve E...à titre viager, à 1 921 131 F CFP pour Reia Lagarde et à 2 728 433 F CFP pour Tehani K...jusqu'à leurs 25 ans ;
- le préjudice moral subi du fait de la brutalité et des conditions du décès de M. B...E...doit être réparé par une indemnité de 3 000 000 F CFP pour son épouse, une indemnité de 1 500 000 F CFP pour chacun de ses trois enfants et une indemnité de 1 000 000 F CFP pour chacun de ses quatre petits-enfants.

Par un mémoire en défense, enregistré le 19 avril 2018, la Polynésie française, représentée par Me G..., conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge des consorts E...la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.

Par un mémoire, enregistré le 19 septembre 2018, la caisse de prévoyance sociale de la Polynésie Française, représentée par la SCP Baraduc-Duhamel-Rameix, avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, conclut à la confirmation de l'article 2 du jugement la concernant et s'en remet à la sagesse du juge pour le surplus.

Elle soutient que son sort n'est pas affecté par la requête introduite par les consorts E...et demande la confirmation du jugement qui fait droit à l'intégralité de ses demandes.


Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la santé publique,
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Guilloteau,
- les conclusions de Mme Bernard, rapporteur public,
- et les observations de MeF..., substituant Me Bourion, avocat des consortsE....


Considérant ce qui suit :

1. M. B...E..., alors âgé de 61 ans, s'est présenté le 18 mai 2014 au service des urgences de l'hôpital de Taravao pour des douleurs de la partie haute de l'abdomen et des vomissements. Après réalisation d'une radiographie de l'abdomen, il a été renvoyé à son domicile avec un traitement symptomatique. Le 19 mai 2014, M. E...a consulté à nouveau à l'hôpital de Taravao à 21 h à raison des épigastralgies persistantes et d'un reflux puis a été à nouveau renvoyé à son domicile avec un traitement symptomatique. A la demande de son médecin traitant, il a été réadmis le 21 mai suivant dans le même hôpital, présentant alors une asthénie majeure, de la fièvre, des nausées, un hoquet, un reflux gastro-oesophagien et un syndrome infectieux révélé par des examens biologiques. La réalisation d'une nouvelle radiographie le 22 mai 2014 a mis en évidence un important syndrome occlusif. Le 23 mai 2014 au matin, en l'absence d'amélioration de son état, il a été décidé de procéder au transfert du patient vers le centre hospitalier de la Polynésie française, en vue en particulier de la réalisation d'un scanner. M. E...est toutefois décédé ce même jour à 10 h, avant son transfert, au cours de sa toilette.

2. Par la présente requête, les consorts E...demandent l'annulation du jugement du Tribunal administratif de la Polynésie française du 19 septembre 2017 en tant qu'il a rejeté leurs conclusions tendant à la réparation de leurs préjudices économiques et leurs conclusions tendant à la réparation du préjudice moral subi par les petits-enfants de M. B...E...et en tant qu'il a limité la réparation du préjudice moral subi par Mme I...veuve E...à la somme de 500 000 F CFP (4 190 euros) et celui subi par les trois enfants de M. B...E...à la somme de 150 000 F CFP (1 257 euros) chacun.


Sur le bien-fondé du jugement :

3. Dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d'un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d'obtenir une amélioration de son état de santé ou d'échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l'établissement et qui doit être intégralement réparé n'est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d'éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l'hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l'ampleur de la chance perdue.

4. Il résulte de l'instruction, notamment des conclusions du rapport d'expertise, que la radiographie réalisée le 18 mai 2014 faisait clairement apparaître l'existence d'une occlusion intestinale, qui aurait dû conduire à la réalisation d'un scanner afin d'en déterminer la cause et à l'hospitalisation du patient, en vue de la mise en place en urgence du traitement. Il résulte également de l'instruction que l'hôpital de Taravao ne dispose pas d'un système de dossier unique du patient, de sorte que les praticiens qui ont pris en charge M. B...E...à l'occasion de ses consultations ultérieures n'ont pas pu prendre connaissance des précédentes observations et en particulier de cette radiographie. L'erreur de diagnostic initiale, qualifiée de grossière par l'expert, et le défaut de mise en place d'un système de suivi des dossiers des patients constituent ainsi des fautes de nature à engager la responsabilité de la Polynésie français, ce que cette dernière ne conteste d'ailleurs pas.

5. Il résulte par ailleurs de l'instruction que le décès de M. B...E...trouve son origine dans l'occlusion intestinale dont il souffrait. En l'absence de réalisation d'un scanner comme d'une autopsie, l'expert a ainsi estimé que le mécanisme le plus probable de survenue du décès réside dans la pression exercée par cette occlusion intestinale sur la paroi du tube digestif du patient, laissant passer des bactéries dans son sang et provoquant un choc septique avec défaillance multiviscérale. Si l'expert a indiqué que pris en charge dès le 18 mai 2014, M. B...E...ne serait pas décédé dans ces conditions, il résulte de ses conclusions que le traitement d'une occlusion intestinale peut, selon sa cause, consister soit à lever chirurgicalement l'obstacle au transit, soit à mettre en place un traitement médicamenteux pour remédier à la cause de la paralysie intestinale. Toutefois, l'expert a précisé que toutes les causes de paralysie intestinale ne sont pas accessibles à un traitement. L'expert a en outre estimé que l'occlusion intestinale dont souffrait M. B...E..., qui avait subi une gastrectomie en octobre 2013 à raison d'un cancer de l'estomac et venait de débuter en avril 2014 une seconde cure de chimiothérapie, avait probablement été provoquée par le développement de métastases dans le péritoine paralysant le transit. Les fautes commises par le centre hospitalier de Taravao doivent ainsi être regardées comme étant seulement à l'origine d'une perte de chance pour M. B...E...d'échapper au décès dans ces conditions et, à tout le moins, de voir son espérance de vie prolongée, qui, dans les circonstances de l'espèce, doit être évaluée à 50 %.

Sur les préjudices subis par Mme I...veuveE... :

6. En premier lieu, les consorts E...soutiennent que les revenus du foyer provenaient exclusivement de la pension de retraite et de la pension militaire d'invalidité servies à M. B... E..., de sorte que son décès est à l'origine d'une perte économique pour son épouse. Toutefois, en dépit de la mesure d'instruction ordonnée par la Cour, les requérants n'ont pas produit les éléments permettant d'apprécier la réalité et l'ampleur du préjudice dont ils demandent réparation. Les conclusions tendant à l'indemnisation de ce préjudice économique ne peuvent dès lors qu'être rejetées.

7. En second lieu, compte tenu des conditions de la prise en charge de M. B...E...au cours de ses consultations à l'hôpital de Taravao entre le 18 et le 22 mai 2014 et des conditions de son décès, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par son épouse en le fixant à la somme de 3 000 000 F CFP. Compte tenu du taux de perte de chance retenu, il y a lieu de porter l'indemnité de 500 000 F CFP allouée à ce titre par le jugement entrepris à la somme de 1 500 000 F CFP.

Sur les préjudices subis par les enfants de M. B...E...:

8. Compte tenu des conditions de la prise en charge de M. B...E...au cours de ses consultations à l'hôpital de Taravao entre le 18 et le 22 mai 2014 et des conditions de son décès, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par Mme L...E..., Mme C...E...et M. D... E..., alors âgés respectivement de 35, 38 et 36 ans, en le fixant pour chacun d'eux à la somme de 800 000 F CFP. Compte tenu du taux de perte de chance retenu, il y a lieu de porter l'indemnité de 150 000 F CFP allouée à chacun d'eux à ce titre par le jugement entrepris à la somme de 400 000 F CFP.

Sur les préjudices subis par les petits-enfants de M. B...E... :


9. En premier lieu, d'une part, la personne qui a demandé en première instance la réparation des conséquences dommageables d'un fait qu'elle impute à une administration est recevable à détailler ces conséquences devant le juge d'appel, en invoquant le cas échéant des chefs de préjudice dont elle n'avait pas fait état devant les premiers juges, dès lors que ces chefs de préjudice se rattachent au même fait générateur. Cette personne n'est toutefois recevable à majorer ses prétentions en appel que si le dommage s'est aggravé ou s'est révélé dans toute son ampleur postérieurement au jugement qu'elle attaque. Il suit de là qu'il appartient au juge d'appel d'évaluer, à la date à laquelle il se prononce, les préjudices invoqués, qu'ils l'aient été dès la première instance ou le soient pour la première fois en appel, et de les réparer dans la limite du montant total demandé devant les premiers juges. Il ne peut mettre à la charge du responsable une indemnité excédant ce montant que si le dommage s'est aggravé ou révélé dans toute son ampleur postérieurement au jugement attaqué.

10. Les consorts E...demandent, pour la première fois en appel, la condamnation de la Polynésie française à réparer le préjudice économique qu'estiment avoir subi M. O...et Mme H... K...du fait du décès de leur grand-père. Il ne résulte toutefois pas de l'instruction que le dommage se serait aggravé ni qu'il se serait révélé dans toute son ampleur postérieurement au jugement du tribunal du 19 septembre 2017. Il suit de là que les consorts E...ne sont pas recevables à demander en appel une somme excédant celle demandée devant les premiers juges pour M. O...et Mme H...K..., soit 1 000 000 F CFP.

11. D'autre part et en tout état de cause, ainsi qu'il a été dit au point 6, en dépit de la mesure d'instruction ordonnée par la Cour, les consorts E...n'ont pas produit les éléments permettant d'apprécier la réalité et l'ampleur des pertes de revenus allégués.

12. Il résulte de ce qui précède que les conclusions tendant à la réparation du préjudice économique subi par les petits-enfants de M. B...E...doivent être rejetées.

13. En second lieu, il résulte de l'instruction que Catharina et A...J..., M. O...et Mme H...K...résidaient tous soit à proximité immédiate de la maison de leurs grands-parents, soit sous le toit de ces derniers. Dans ces conditions, le préjudice moral subi par eux du fait du décès de leur grand-père peut être évalué à la somme de 500 000 F CFP chacun. Compte tenu du taux de perte de chance retenu, il y a lieu de condamner la Polynésie française à leur verser une indemnité de 250 000 F FCP chacun.

14. Il résulte de ce tout qui précède que les consorts E...sont seulement fondés à soutenir que c'est à tort que le Tribunal administratif de la Polynésie française a limité le montant de l'indemnisation due en réparation de leur préjudice moral. Il y a lieu de condamner la Polynésie française à verser à Mme N...I...veuve E...la somme de 1 500 000 F CFP, à Mme L...E..., Mme C...E...et M. D...E...la somme de 400 000 F CFP chacun et à M. O... et Mme H...K...la somme de 250 000 F CFP chacun ainsi que la somme de 500 000 F CFP à Mme L...E...en sa qualité de représentante légale de ses deux filles mineures A...et M...J....

Sur les intérêts :

15. Même en l'absence de demande tendant à l'allocation d'intérêts, tout jugement prononçant une condamnation à une indemnité fait courir les intérêts du jour de son prononcé jusqu'à son exécution, au taux légal puis, en application des dispositions de l'article L. 313-3 du code monétaire et financier, au taux majoré s'il n'est pas exécuté dans les deux mois de sa notification. Par suite, les conclusions des consorts E...tendant à ce que les sommes qui leur ont été allouées par le jugement du Tribunal administratif de Polynésie française portent intérêts à compter de la date de ce jugement, comme celles tendant à ce que les sommes qui leur sont allouées par la Cour portent intérêts à compter de l'arrêt à intervenir sont dépourvues de tout objet et doivent être rejetées.

Sur les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge des consortsE..., qui ne sont pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que la Polynésie française demande au titre des frais de l'instance. Il y a lieu en revanche de mettre à la charge de la Polynésie française une somme de 180 000 F CFP à verser aux consorts E...à ce titre.


DÉCIDE :
Article 1er : La somme de 500 000 F CFP que la Polynésie française a été condamnée à verser à Mme I... veuve E...par le jugement n° 1500509 du 19 septembre 2017 du Tribunal administratif de la Polynésie française est portée à 1 500 000 F CFP.
Article 2 : La somme de 150 000 F CFP que la Polynésie française a été condamnée à verser respectivement à Mme L...E..., en son nom propre, à Mme C...E...et à M. D...E...est portée à 400 000 F CFP.
Article 3 : La Polynésie française est condamnée à verser respectivement à M.O..., Mme H...K..., A...J...et Catharina J...la somme de 250 000 F CFP.
Article 4 : Le jugement n° 1500509 du 19 septembre 2017 du Tribunal administratif de la Polynésie française est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 5 : La Polynésie française versera aux consorts E...une somme de 180 000 F CFP au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à Mme N... I...veuveE..., à Mme L... E..., à Mme C...E..., à M. O..., à Mme H...K..., à M. D... E..., à la Polynésie française et à la caisse de prévoyance sociale de la Polynésie Française.
Délibéré après l'audience du 17 janvier 2019, à laquelle siégeaient :
- M. Lapouzade, président,
- M. Luben, président assesseur,
- Mme Guilloteau, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 31 janvier 2019.


Le rapporteur,
L. GUILLOTEAULe président,
J. LAPOUZADE
Le greffier,
Y. HERBER La République mande et ordonne au haut-commissaire de la République en Polynésie française en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 17PA03531