Conseil d'État, 8ème - 3ème chambres réunies, 25/09/2020, 441546, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision25 septembre 2020
Num441546
Juridiction
Formation8ème - 3ème chambres réunies
RapporteurM. Guillaume de LA TAILLE LOLAINVILLE
CommissaireMme Karin Ciavaldini
AvocatsSCP SEVAUX, MATHONNET

Vu la procédure suivante :

M. A... B..., à l'appui de sa demande tendant à l'annulation de la décision du 30 avril 2019 de la ministre des armées lui refusant le bénéfice d'une pension en qualité de victime civile de la guerre, a produit un mémoire, enregistré le 22 juillet 2019 au greffe du tribunal des pensions de Toulouse, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, par lequel il soulève une question prioritaire de constitutionnalité.

Par application de l'article 51 de la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018, la procédure a été transférée, à compter du 1er novembre 2019, au tribunal administratif de Toulouse.

Par une ordonnance du 30 juin 2020, enregistrée le 1er juillet au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le président de la 5ème chambre du tribunal administratif de Toulouse, avant qu'il soit statué sur la demande de M. B..., a décidé, par application de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, dans leur rédaction issue du I de l'article 49 de la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

Par la question prioritaire transmise, et par un mémoire enregistré le 30 juillet 2020, M. B... soutient que ces dispositions, applicables au litige, portent atteinte :
- au principe d'égalité devant la loi, garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits et de l'homme et du citoyen de 1789, dès lors qu'elles instituent entre les victimes civiles de la guerre une différence de traitement qui n'est pas justifiée par des motifs d'intérêt général, d'abord, selon qu'elles ont ou non la nationalité française et depuis quelle date, ensuite, selon qu'elles sont victimes de la guerre d'Algérie ou d'un autre conflit, enfin, selon qu'elles ont demandé le bénéfice d'une pension avant le 14 juillet 2018 ou à compter de cette date ;
- à la garantie des droits, qui résulte de l'article 16 de la même Déclaration, dès lors que par la règle de recevabilité des demandes de pension qu'elles instaurent, sans motif d'intérêt général suffisant, elles privent de garantie légale l'exigence constitutionnelle d'égalité dans l'application de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, elles portent atteinte à des situations légalement acquises constituées d'un droit de créance, et elles remettent en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus d'une situation née sous l'empire de textes antérieurs ;
- à l'article 62 de la Constitution, dès lors qu'elles méconnaissent l'autorité de chose jugée qui s'attache aux décisions du Conseil constitutionnel.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, notamment son article L. 113-6 ;
- la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2015-530 QPC du 23 mars 2016 ;
- la décision du Conseil constitutionnel n° 2017-690 QPC du 8 février 2018 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Guillaume de La Taille Lolainville, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Sevaux, Mathonnet, avocat de M. B... ;





Considérant ce qui suit :

1. Il résulte des dispositions de l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel que, lorsqu'une juridiction relevant du Conseil d'Etat a transmis à ce dernier, en application de l'article 23-2 de cette même ordonnance, la question de la conformité à la Constitution d'une disposition législative, le Conseil constitutionnel est saisi de cette question de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. Par une ordonnance du 30 juin 2020, le président de la 5ème chambre du tribunal administratif de Toulouse a décidé de transmettre au Conseil d'Etat la question, que M. B... avait soulevée à l'appui de sa demande tendant à l'annulation de la décision du 30 avril 2019 de la ministre des armées lui refusant le bénéfice d'une pension de victimes civiles de guerre, de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre.

Sur l'intervention :

3. Eu égard au caractère accessoire, par rapport au litige principal, d'une question prioritaire de constitutionnalité, une intervention, aussi bien en demande qu'en défense, n'est recevable à l'appui du mémoire par lequel il est demandé au Conseil d'Etat de renvoyer une telle question au Conseil constitutionnel qu'à la condition que son auteur soit également intervenu dans le cadre de l'action principale. Le Groupe d'information et de soutien des immigrés, l'association Avocats pour la défense des droits des étrangers et l'Association pour la défense des étrangers se bornent à intervenir au soutien de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B..., sans être intervenus au soutien de la demande, présentée par ce dernier, tendant à l'annulation de la décision du 30 avril 2019 de la ministre des armées. Par suite, leur intervention n'est pas recevable.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

4. Dans sa rédaction issue du I de l'article 49 de la loi du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense, l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre dispose, dans ses trois premiers alinéas, que : " Les personnes ayant subi en Algérie entre le 31 octobre 1954 et le 29 septembre 1962 des dommages physiques, du fait d'attentats ou de tout autre acte de violence en relation avec la guerre d'Algérie, bénéficient des pensions de victimes civiles de guerre. / Le bénéfice de la pension prévue au premier alinéa met fin au versement de toute allocation versée par les autorités françaises destinée à réparer les mêmes dommages. / Le montant des pensions servies au bénéficiaire à raison des mêmes dommages dans les cas non prévus au deuxième alinéa est, le cas échéant, déduit du montant des pensions servies en application du premier alinéa ". Ces dispositions ont supprimé la condition de nationalité française mise au bénéfice de ce régime d'indemnisation des victimes civiles de la guerre d'Algérie par les dispositions antérieures, issues de la loi du 31 juillet 1963 de finances rectificative pour 1963, cette condition ayant été jugée contraire au principe constitutionnel d'égalité par la décision du Conseil constitutionnel n° 2017-690 QPC du 8 février 2018 avec effet à compter du 9 février 2018. Les dispositions de ces alinéas de l'article L. 113-6 sont applicables, en vertu du II de l'article 49 de la loi du 13 juillet 2018, aux demandes tendant à l'attribution d'une pension déposées à compter du 9 février 2018 ainsi qu'aux instances en cours au 14 juillet 2018.

5. Toutefois, le dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre dans sa rédaction résultant de l'article 49 de la loi du 13 juillet 2018, dispose que : " Par dérogation à l'article L. 152-1, les demandes tendant à l'attribution d'une pension au titre du présent article ne sont plus recevables à compter de la publication de la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense ". Le droit à l'attribution d'une pension s'appréciant, en vertu de l'article L. 151-2 du même code, à la date du dépôt de la demande, les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 ont eu pour objet et pour effet de mettre un terme pour l'avenir, à compter de la publication de la loi du 13 juillet 2018, à l'application du régime d'indemnisation des victimes civiles de la guerre d'Algérie.

6. La question prioritaire de constitutionnalité soulevée met en cause la conformité des dispositions de ce dernier alinéa de l'article L. 113-6 au principe d'égalité, à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et à l'article 62 de la Constitution.

7. En premier lieu, aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : " La loi (...) doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ". Le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

8. Les victimes civiles de la guerre d'Algérie n'étant pas dans la même situation que les victimes d'autres conflits, la circonstance que, par les dispositions critiquées qui sont en rapport direct avec l'objet de la loi, le législateur ait mis un terme pour l'avenir au régime d'indemnisation dont elles pouvaient bénéficier ne traduit pas une violation du principe d'égalité. Les dispositions critiquées, par ailleurs, n'instituent aucune différence de traitement selon la nationalité du demandeur. Si elles conduisent à traiter différemment des demandes selon la date à laquelle elles ont été présentées, cette différence est inhérente à la succession de régimes juridiques dans le temps et n'est pas, par elle-même, contraire au principe d'égalité devant la loi. Il s'ensuit que l'invocation par M. B... du principe d'égalité devant la loi, qui n'est pas nouvelle, ne soulève pas une question présentant un caractère sérieux.

9. En deuxième lieu, aux termes de l'article 16 de la même Déclaration : " Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. " Il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions. Ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles. En particulier, il ne saurait, sans motif d'intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus de situations nées sous l'empire de textes antérieurs.

10. Ainsi qu'il a été dit au point 5, les dispositions du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ont mis un terme pour l'avenir, à compter de la publication de la loi du 13 juillet 2018, à l'application du régime d'indemnisation des victimes civiles de la guerre d'Algérie. Ce faisant, le législateur, qui n'a privé de garantie légale aucune exigence constitutionnelle, n'a ni porté atteinte à des situations légalement acquises, ni remis en cause les effets qui pouvaient légitimement être attendus de situations nées sous l'empire de textes antérieurs. A cet égard, la circonstance que le législateur ait simultanément supprimé pour le passé, s'agissant des demandes de pension déposées à compter du 9 février 2018 et des instances en cours au 14 juillet 2018, la condition de nationalité qui figurait dans le texte antérieur, conformément à la décision du Conseil constitutionnel n°2017-690 QPC du 8 février 2018, est dépourvue d'incidence. Ainsi, l'invocation par M. B... de la garantie des droits résultant de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui n'est pas nouvelle, ne soulève pas une question présentant un caractère sérieux.

11. En troisième lieu, aux termes de l'article 62 de la Constitution : " Une disposition déclarée inconstitutionnelle ne peut être promulguée ni mise en application. / Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. "

12. Par ses décisions n° 2015-530 QPC du 23 mars 2016 et n° 2017-690 QPC du 8 février 2018, invoquées par M. B..., le Conseil constitutionnel a jugé contraires au principe d'égalité d'abord la date à laquelle devait être remplie la condition de nationalité pour pouvoir prétendre au bénéfice d'une pension de victime civile de la guerre d'Algérie en vertu de l'article 13 de la loi n° 63-778 du 31 juillet 1963 de finances rectificative pour 1963, dans sa rédaction issue de l'article 12 de la loi n° 64-1330 du 26 décembre 1964, puis la condition de nationalité elle-même. Les dispositions critiquées du dernier alinéa de l'article L. 113-6 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre se bornent à mettre un terme pour l'avenir à l'application du régime d'indemnisation, sans rétablir de condition de nationalité. Par suite, elles ne peuvent être regardées comme méconnaissant l'autorité des décisions rendues par le Conseil constitutionnel. Dès lors, l'invocation de l'article 62 de la Constitution, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas de caractère sérieux.

13. Il résulte de ce qui précède qu'il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B....







D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention du Groupe d'information et de soutien des immigrés, de l'association Avocats pour la défense des droits des étrangers et de l'Association pour la défense des étrangers n'est pas admise.
Article 2 : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité transmise par le tribunal administratif de Toulouse.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. B..., au Groupe d'information et de soutien des immigrés, premier intervenant dénommé et à la ministre des armées.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel, au Premier ministre et au tribunal administratif de Toulouse.

ECLI:FR:CECHR:2020:441546.20200925