CAA de BORDEAUX, 3ème chambre, 06/04/2023, 21BX04583, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision06 avril 2023
Num21BX04583
JuridictionBordeaux
Formation3ème chambre
PresidentMme BEUVE-DUPUY
RapporteurM. Manuel BOURGEOIS
CommissaireMme LE BRIS
AvocatsSELARL MDMH

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner l'Etat à lui verser la somme de 35 000 euros en réparation des préjudices causés par sa perte d'audition due à l'exposition au bruit dans l'exercice de ses fonctions.

Par un jugement n° 1604919 du 19 novembre 2018, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté cette demande.

Par un arrêt n° 19BX00464 du 12 novembre 2020, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel formé par M. B... contre ce jugement.

Par une décision n° 448614 du 17 décembre 2021, le Conseil d'Etat a annulé cet arrêt et a renvoyé l'affaire devant la cour administrative d'appel de Bordeaux.

Procédure devant la cour :

Par un mémoire récapitulatif enregistré le 16 mai 2022 et un mémoire enregistré le 11 juillet 2022, M. B..., représenté par Me Moumni, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Bordeaux du 19 novembre 2018 ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser une indemnité de 37 500 euros, assortie des intérêts légaux à compter du 22 février 2016 en réparation des préjudices que lui a causé la perte d'audition ont il a été victime ;

3°) subsidiairement de nommer, avant dire droit, un expert médical pour fixer l'étendue de ses préjudices ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 4 000 euros au titre des frais exposés pour l'instance.

Il soutient que :
- sa demande d'indemnisation n'était pas tardive ;
- la date de consolidation de son état de santé ne correspond pas à la date à laquelle il a été radié des contrôles des armées ni à celle à laquelle le tribunal des pensions militaires d'invalidité de Nouméa a fixé son droit à pension mais doit seulement être regardée comme acquise au 21 décembre 2018 ;
- il justifie de la réalité et du montant de ses préjudices.
Par un mémoire enregistré le 13 juin 2022, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Il soutient que la demande d'indemnisation présentée par l'intéressé est tardive dès lors que son état de santé est consolidé depuis le 1er septembre 1992 ou, au plus tard, à compter de l'audiogramme réalisé le 8 mars 2001.

Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. C...,
- et les conclusions de Mme Le Bris, rapporteure publique.


Considérant ce qui suit :

1. M. B..., né le 30 août 1944, a servi dans l'armée de l'air du 1er octobre 1962 au 1er septembre 1992. Mécanicien logistique technique, il a été affecté, du mois de janvier 1973 au mois d'octobre 1982, au Groupement d'entretien et de réparation des matériels aériens spécialisés (GERMAS) à Istres puis, de 1987 à 1992, à la base aérienne de Bordeaux-Mérignac. Dans l'exercice de ces fonctions, il a été exposé au bruit des réacteurs d'avions gros porteurs, ce qui lui a causé une hypoacousie bilatérale de perception pour laquelle il a bénéficié d'une pension militaire d'invalidité fixée au taux de 10 % par une décision du 17 mars 1993 du tribunal des pensions de Montpellier, ensuite porté à 25 % puis, finalement, à 100 % par un jugement du 8 avril 2013 du tribunal des pensions de Nouméa. Sa demande tendant à l'indemnisation de ses préjudices non réparés par cette pension, reçue par l'administration le 24 février 2016, a été implicitement rejetée, de même que le recours qu'il a formé le 3 juin 2016 devant la commission des recours des militaires. Par un jugement du 19 novembre 2018, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 35 000 euros en réparation de ces préjudices. Par un arrêt du 12 novembre 2020, la cour a rejeté l'appel formé par M. B... contre cet arrêt. Par une décision n° 448614 du 17 décembre 2021, le Conseil d'Etat a annulé cet arrêt et a renvoyé l'affaire devant la cour.


Sur la prescription quadriennale :

2. Aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public ". S'agissant d'une créance indemnitaire détenue sur une collectivité publique au titre d'un dommage corporel engageant sa responsabilité, le point de départ du délai de prescription prévu par ces dispositions est le premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les infirmités liées à ce dommage ont été consolidées.
3. D'une part, il résulte de l'instruction, en particulier, du rapport d'expertise judiciaire du 22 avril 2011, que l'hypoacousie dont souffre M. B... " continue à évoluer malgré la cessation de l'exposition ; les études récentes confirment que plusieurs phénomènes concourent à ces effets " et que cette aggravation " est en relation médicale directe et déterminante avec l'infirmité indemnisée au taux de 25% de l'hypoacousie bilatérale de perception ". En outre, le rapport d'expertise médicale non contradictoire réalisé par un médecin du ministère des armées le 15 mai 2017 indique qu'" il existe une véritable déchéance cochléaire qui se poursuit longtemps après le retrait du milieu bruyant. " Il résulte de ces éléments que l'aggravation sévère de l'hypoacousie de M. B... entre 1992 et 2017 n'est pas due au seul vieillissement de l'intéressé mais est directement liée au traumatisme sonore subi au cours de ses années de service. Dans ces conditions, le ministre des armées n'est pas fondé à soutenir que l'état de santé de M. B... doit être regardé comme consolidé au 1er septembre 1992, date de fin d'exposition au bruit des réacteurs d'avions gros porteurs, et ne peut pas utilement se prévaloir, à cet égard, des mentions figurant au tableau des maladies professionnelles
4. D'autre part, il résulte des expertises ci-dessus mentionnées que M. B... souffrait d'une perte auditive mesurée entre 85 et 92 décibels en 2001 et 2002 puis à 105 décibels des deux cotés en 2017. Par suite, eu égard au caractère évolutif de cette hypoacousie et des dommages qui en ont résulté au cours de cette période, le ministre des armées n'est pas davantage fondé à soutenir que l'infirmité de M. B... doit être regardée comme consolidée, au plus tard, à la date du rapport d'expertise médicale du 7 décembre 2001 ou de l'audiogramme réalisé le 8 mars 2002.
5. Enfin, eu égard à ce qui a été dit précédemment, et ainsi que le soutient l'appelant, c'est également à tort que le tribunal administratif a considéré que cette hypoacousie devait être regardée comme consolidée à compter du 29 mai 2009, date de la saisine du tribunal des pensions militaires alors, au demeurant, qu'il ressort de la décision susmentionnée du Conseil d'Etat du 17 décembre 2021 que cette saisine aurait eu pour effet d'interrompre une éventuelle prescription.
6. Il résulte de ce qui précède que le délai de prescription quadriennale n'a pas pu courir avant la consolidation de l'infirmité, médicalement constatée le 21 décembre 2018. Par suite, le ministre n'est pas fondé à soutenir que la prescription quadriennale était acquise le 22 février 2016, date de la réclamation indemnitaire présentée par M. B....
Sur la réparation des préjudices :

7. Aux termes de l'article L. 2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre : " Ouvrent droit à pension : 1° Les infirmités résultant de blessures reçues par suite d'événements de guerre ou d'accidents éprouvés par le fait ou à l'occasion du service ; 2° Les infirmités résultant de maladies contractées par le fait ou à l'occasion du service ; 3° L'aggravation par le fait ou à l'occasion du service d'infirmités étrangères au service (...) " ;

8. En instituant la pension militaire d'invalidité, le législateur a entendu déterminer forfaitairement la réparation à laquelle les militaires victimes d'un accident de service peuvent prétendre, au titre de l'atteinte qu'ils ont subie dans leur intégrité physique, dans le cadre de l'obligation qui incombe à l'Etat de les garantir contre les risques qu'ils courent dans l'exercice de leur mission. Toutefois, si le titulaire d'une pension a subi, du fait de l'infirmité imputable au service, d'autres préjudices que ceux que cette prestation a pour objet de réparer, il peut prétendre à une indemnité complémentaire égale au montant de ces préjudices. Ces dispositions ne font pas non plus obstacle à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre l'Etat, dans le cas notamment où l'accident serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité.

9. Eu égard à la finalité qui lui est assignée par les dispositions alors applicables de l'article L. 1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et aux éléments entrant dans la détermination de son montant, tels qu'ils résultent des dispositions des articles alors en vigueur L. 8 bis à L. 40 du même code, la pension militaire d'invalidité doit être regardée comme ayant pour objet de réparer, d'une part, les pertes de revenus et l'incidence professionnelle de l'incapacité physique et, d'autre part, le déficit fonctionnel, entendu comme l'ensemble des préjudices à caractère personnel liés à la perte de la qualité de la vie, aux douleurs permanentes et aux troubles ressentis par la victime dans ses conditions d'existence personnelles, familiales et sociales, à l'exclusion des souffrances éprouvées avant la consolidation, du préjudice esthétique, du préjudice sexuel, du préjudice d'agrément lié à l'impossibilité de continuer à pratiquer une activité spécifique, sportive ou de loisirs, et du préjudice d'établissement lié à l'impossibilité de fonder une famille. Lorsqu'elle est assortie de la majoration prévue à l'article L. 18 du code, la pension a également pour objet la prise en charge des frais afférents à l'assistance par une tierce personne.

10. En l'espèce, M. B..., qui ne fonde pas son action indemnitaire sur une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat, n'a pas droit à la réparation intégrale de son dommage, il peut néanmoins prétendre, comme indiqué au point 8 du présent arrêt, au titre de la garantie contre les risques courus dans l'exercice des fonctions, à une indemnité complémentaire égale au montant des préjudices qu'il a subis du fait de l'infirmité imputable au service, distincts de ceux que sa pension d'invalidité a pour objet de réparer.
11. En premier lieu, l'hypoacousie dont souffre M. B... présentait, dès l'année 2001, un caractère sévère et n'a cessé, depuis lors, de s'aggraver jusqu'à sa consolidation. Elle a progressivement compromis sa capacité à entretenir des relations sociales et à communiquer avec ses proches, ce qui a entraîné, au vu des pièces du dossier, un isolement social mais aussi familial important, à l'origine de souffrances morales significatives pendant près de vingt ans. Il sera fait une juste appréciation de ces souffrances morales en les évaluant à la somme de 5 000 euros.

12. En deuxième lieu, il sera fait une juste appréciation du préjudice d'agrément permanent de M. B..., privé de très nombreuses activités de loisirs et culturelles, préjudice que l'expert du ministère des armées a évalué à 6 sur une échelle allant jusqu'à 7, en l'évaluant à la somme de 10 000 euros.
13. En troisième lieu, il sera fait une juste appréciation du préjudice esthétique de l'appelant, évalué à 1 sur une échelle allant jusqu'à 7, en allouant à l'intéressé une somme de 1 000 euros.
14. Enfin, il résulte de ce qui a été dit au point 9 du présent arrêt que la pension militaire d'invalidité dont bénéficie M. B... a, notamment, pour objet de réparer forfaitairement les troubles dans ses conditions d'existence. Par suite, ses conclusions tendant à l'indemnisation de ce chef de préjudice ne peuvent qu'être rejetées.
15. Il résulte de tout ce qui précède que l'appelant est seulement fondé à demander que l'Etat soit condamné à lui verser la somme totale de 16 000 euros en réparation des préjudices causés par son exposition au bruit dans l'exercice de ses fonctions et qui n'ont pas déjà été réparés par la pension militaire d'invalidité dont il bénéficie. Cette somme sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 24 février 2016, date à laquelle l'administration a reçu sa demande indemnitaire préalable.
16. Par ailleurs, il y a lieu, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés pour l'instance.

DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif du tribunal administratif de Bordeaux du 19 novembre 2018 est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. B... une somme totale de 16 000 euros. Cette somme sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 24 février 2016.
Article 3 : L'Etat versera à M. B... une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 21 mars 2023 à laquelle siégeaient :
Mme Marie-Pierre Beuve Dupuy, présidente,
M. Manuel Bourgeois, premier conseiller,
Mme Agnès Bourjol, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 6 avril 2023.


Le rapporteur,
Manuel C...
La présidente,
Marie-Pierre Beuve DupuyLa greffière,
Sylvie Hayet

La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
N°21BX04583 2