CAA de BORDEAUX, 2ème chambre, 14/09/2023, 21BX02779, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. B... D... a demandé au tribunal administratif de la Martinique d'annuler la décision du 3 septembre 2020 de la commission de recours de l'invalidité rejetant son recours administratif préalable à l'encontre de la décision du 12 novembre 2019 par laquelle la ministre des armées a rejeté sa demande de pension militaire d'invalidité, d'annuler la décision
du 12 novembre 2019, et de lui attribuer le bénéfice d'une pension militaire d'invalidité au taux de 85 %.
Par un jugement n° 2000568 du 17 mai 2021, le tribunal a annulé la décision de la commission de recours de l'invalidité du 3 septembre 2020 et a attribué à M. D... une pension militaire d'invalidité au taux de 85 % à compter du 9 décembre 2013.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 29 juin 2021 et un mémoire enregistré le 18 juillet 2022, le ministre des armées demande à la cour d'annuler ce jugement et de rejeter la demande présentée par M. D... devant le tribunal.
Il soutient que :
- le jugement est insuffisamment motivé en ce qu'il n'explique pas en quoi les troubles moteurs et sensitifs de la tétraparésie seraient imputables en totalité à l'accident de service et les autres pour moitié ;
- le tribunal, qui a indiqué que le docteur C... concluait à un lien direct entre l'aggravation de l'état de santé de M. D... et l'accident du 15 novembre 2011 pour la totalité des troubles moteurs et sensitifs de la tétraparésie, n'a pas tenu compte de l'état antérieur pour fixer à 60 % le taux d'invalidité correspondant à ces troubles, ce qui entache le jugement d'une contradiction de motifs ;
- les taux imputables retenus par le tribunal sont de 60 % pour les troubles moteurs
et sensitifs de la tétraparésie, de 15 % pour les troubles digestifs, de 10 % pour les troubles urinaires et de 5 % pour les troubles sexuels, ce dernier taux inférieur à 10 % n'ouvrant pas
droit à pension ; ainsi, le taux global d'invalidité calculé en application des règles fixées à l'article L. 14 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre n'est pas
de 85 %, mais de 74,4 % arrondis à 75 % ;
- comme l'explique l'avis du médecin chargé des pensions militaires d'invalidité (PMI) du 17 septembre 2019, confirmé par l'avis de la commission consultative médicale
du 27 septembre 2019, la tétraparésie et les troubles digestifs, urinaires et sexuels sont en relation avec l'évolution propre de la syringomyélie, maladie dégénérative qui s'était déjà manifestée sous une forme sensitive au membre supérieur droit (hypoesthésie) depuis 2005 ; si le docteur C... conclut à l'accélération de l'aggravation de la symptomatologie du fait de l'évènement du 15 novembre 2011, il ne fait pas état d'une aggravation objective en lien avec cet évènement, et la preuve de l'imputabilité au service ne saurait résulter d'une probabilité, d'une vraisemblance ou d'une simple hypothèse médicale ; ainsi, les infirmités n'ouvrent pas droit à pension.
Par des mémoires en défense enregistrés les 22 novembre 2021 et 19 février 2023, M. D..., représenté par Me Lewis, conclut à titre principal au rejet de la requête, à titre subsidiaire à ce que la réformation du jugement soit limitée au taux d'invalidité en le ramenant de 85 % à 80 %, et dans tous les cas à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge
de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il fait valoir que :
- l'article L. 4 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre cité par le jugement prévoit qu'en cas d'aggravation par le fait du service d'une infirmité étrangère à celui-ci, la pension est établie sur le pourcentage total de l'infirmité aggravée s'il est égal ou supérieur à 60 % ; tel est le cas, puisque le seul pourcentage de l'infirmité relative aux troubles neurologiques à type de tétraparésie est égal à 60 % ; il n'y a donc pas lieu de distinguer l'état antérieur de l'aggravation ;
- l'expert a conclu à l'attribution d'un taux de 85 %, auquel l'administration a acquiescé, se décomposant en 60 % pour la partie motrice et sensitive de la tétraparésie en lien avec la syringomyélie et 50 % des signes associés ; si la cour estimait que le taux de 85 % est erroné, les troubles sexuels, qui doivent être majorés de 15 % en application de l'article L. 14 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, doivent être pris en compte au taux de 15 % et non de 5 % comme le soutient l'administration, de sorte que le taux global d'invalidité calculé conformément à l'article L. 14 ne serait pas de 75 %, mais de 80 % ;
- l'accident du 15 novembre 2011 reconnu imputable au service est en lien direct avec l'aggravation et l'accélération de la symptomatologie, et les conclusions du rapport d'expertise ne sont pas contredites par les avis non circonstanciés du médecin chargé des pensions militaires d'invalidité (PMI) et de la commission consultative médicale, alors au demeurant que le livret médical ne faisait état d'aucun symptôme d'évolution de la maladie avant l'accident, contrairement à ce qu'indique le médecin chargé des PMI ;
- alors qu'il avait toujours été reconnu apte au service sans restriction, les symptômes
de la syringomyélie sont apparus brutalement après l'accident du 15 novembre 2011 ;
la syringomyélie est une maladie silencieuse qui peut devenir dégénérative à la suite d'un traumatisme, ce qui a été le cas.
Par ordonnance du 18 janvier 2023, la clôture d'instruction a été fixée
au 18 février 2023.
Un mémoire présenté par le ministre des armées a été enregistré le 6 mars 2023.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...,
- et les conclusions de Mme Isoard, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. D..., engagé dans l'armée de terre le 11 septembre 1988 et radié des contrôles le 8 août 2016 au grade de sergent-chef, a déposé une demande de pension militaire d'invalidité enregistrée le 9 décembre 2013 pour les infirmités de troubles neurologiques à type de tétraparésie, de troubles digestifs, de troubles urinaires et de troubles sexuels, toutes en lien avec une syringomyélie aggravée par un accident de service du 15 novembre 2011. Après avoir fait réaliser une expertise médicale, dont le rapport a conclu que cet accident avait directement aggravé une syringomyélie préexistante et était à l'origine d'un taux global d'invalidité de 85 %, la ministre des armées a rejeté la demande de M. D... par une décision
du 12 novembre 2019, au motif que la syringomyélie, affection dégénérative étrangère
au service, aurait évolué pour son propre compte et n'aurait pas été aggravée par l'accident
du 15 novembre 2011. M. D... a saisi le tribunal administratif de la Martinique d'une demande d'annulation de cette décision, ainsi que de la décision de rejet de son recours préalable obligatoire devant la commission de recours de l'invalidité, et a sollicité l'attribution d'une pension militaire d'invalidité au taux de 85 %. Après avoir rejeté comme irrecevables les conclusions à fin d'annulation de la décision de la ministre des armées, à laquelle s'était substituée la décision de la commission de recours de l'invalidité du 3 septembre 2020,
le tribunal, par un jugement du 17 mai 2021, a annulé cette dernière décision et a attribué
à M. D... le bénéfice d'une pension militaire d'invalidité au taux de 85 % à compter
du 9 décembre 2013. Le ministre des armées relève appel de ce jugement.
Sur la régularité du jugement :
2. Le jugement relève en son point 12 que M. D..., atteint d'une maladie dégénérative étrangère au service sans aucune restriction d'activité, ayant seulement donné lieu à des symptômes de fourmillements et de perte de sensibilité du membre supérieur droit en 2006, a vu son état de santé se dégrader brutalement après avoir déplacé une remorque dans le cadre du service le 15 novembre 2011, ce qui lui avait causé une vive douleur au bas du dos, suivie de picotements et de sueurs froides. Il décrit cette évolution défavorable, caractérisée par une tétraparésie ainsi que par des troubles urinaires, digestifs et sexuels, et fait référence au rapport d'expertise du 4 juillet 2019 ayant conclu à l'existence d'un lien direct entre l'aggravation de l'état de santé préexistant et l'accident du 15 novembre 2011 pour la totalité des troubles moteurs et sensitifs de la tétraparésie, et pour la moitié des autres troubles. Alors que le jugement rappelle également les dispositions selon lesquelles, si le pourcentage total de l'infirmité aggravée est égal ou supérieur à 60 %, la pension est établie sur ce pourcentage, il a suffisamment motivé la part d'imputabilité à l'accident de service des différentes infirmités. La contradiction de motifs invoquée par le ministre des armées relève du bien-fondé, et non de la régularité du jugement.
Sur le droit à pension de M. D... :
En ce qui concerne l'imputabilité au service de l'aggravation de la syringomyélie :
3. Aux termes de l'article L. 2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, applicable à la date de la demande de pension : " Ouvrent droit à pension : / 1° Les infirmités résultant de blessures reçues par suite d'événements de guerre ou d'accidents éprouvés par le fait ou à l'occasion du service ; / (...) / 3° L'aggravation par le fait ou à l'occasion du service d'infirmités étrangères au service ; / (...). " Une infirmité doit être regardée comme résultant d'une blessure lorsqu'elle trouve son origine dans une lésion soudaine consécutive à un fait précis de service.
4. L'expert a retenu que la syringomyélie était antérieure à l'accident
du 5 novembre 2011, en précisant que les premiers symptômes de cette maladie avaient été des signes sensitifs à la main droite notés fin 2005, alors rattachés à une névralgie cervicobrachiale, et qu'une IRM médullaire réalisée le 25 septembre 2006 avait permis de visualiser une cavité syringomyélique de C6 à D6. Si l'expert a cité un médecin évoquant au conditionnel,
le 2 mai 2006, des troubles sensitifs du pied gauche, il n'a retrouvé au dossier médical aucun autre symptôme antérieur à l'accident, et notamment pas de troubles urinaires, sexuels ou digestifs, et a relevé que M. D... avait continué, avant le 5 novembre 2011, à courir, à pratiquer " tous les sports militaires ", et à exercer son métier sans aucune restriction d'activité. Les lésions constatées le 24 novembre 2011 étaient des troubles de la sensibilité diffus, une hyperesthésie ou douleur de l'avant-bras droit et des troubles sensitifs des deux jambes. De nouveaux symptômes, parmi lesquels un déficit de sensibilité thermoalgique de la jambe droite et une hypoesthésie de la zone paravertébrale, ont été décrits le 16 décembre 2011,
et le 11 octobre 2013, l'état clinique était notamment caractérisé par des dysesthésies des membres inférieurs, des problèmes digestifs et urinaires et une instabilité à la marche. En s'appuyant sur ces éléments, l'expert a constaté que les troubles sensitifs décrits fin 2005, qui n'avaient plus été signalés jusqu'à l'accident du 5 novembre 2011, s'étaient, à partir de celui-ci, rapidement aggravés, globalisés et accompagnés de nouveaux symptômes sexuels, urinaires, de constipation et d'instabilité à la marche. Alors qu'il résulte de l'instruction que les symptômes de la syringomyélie, maladie dégénérative d'apparition lente, peuvent progresser rapidement en raison d'un traumatisme de la colonne vertébrale, l'expert n'a pas évoqué une probabilité, une vraisemblance ou une simple hypothèse médicale, mais s'est fondé sur des faits objectifs, médicalement constatés et concordants pour conclure à une aggravation de la lésion préexistante de syringomyélie imputable à l'accident de service, lequel était un traumatisme de la colonne vertébrale causé par le déplacement d'une remorque. L'avis du médecin chargé des pensions militaires du 17 septembre 2019 relève l'existence de symptômes de la syringomyélie antérieurement à l'accident de service, et celui de la commission consultative médicale
du 27 septembre 2019 affirme que la syringomyélie n'est pas en relation médicale avec le service, ce qui ne contredit pas l'expertise. En se référant à nouveau à ces avis dont il s'était prévalu en première instance, le ministre des armées ne conteste pas utilement l'aggravation par l'accident de service de la syringomyélie étrangère au service. Par suite, il n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal, qui n'a entaché son jugement d'aucune contradiction de motifs, a retenu, en suivant les conclusions de l'expertise, que la totalité des troubles moteurs et sensitifs de la tétraparésie et la moitié des troubles digestifs, urinaires et sexuels résultaient d'une aggravation de la maladie dégénérative, causée par le fait ou à l'occasion du service.
En ce qui concerne le taux de la pension :
5. Aux termes de l'article L. 4 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre applicable au litige : " Les pensions sont établies d'après le degré d'invalidité. / Sont prises en considération les infirmités entraînant une invalidité égale ou supérieure
à 10 %. / Il est concédé une pension : / 1° Au titre des infirmités résultant de blessures, si le degré d'invalidité qu'elles entraînent atteint ou dépasse 10 % ; 2° Au titre d'infirmités résultant de maladies associées à des infirmités résultant de blessures, si le degré total d'invalidité atteint ou dépasse 30 % ; 3° Au titre d'infirmité résultant exclusivement de maladie, si le degré d'invalidité qu'elles entraînent atteint ou dépasse : 30 % en cas d'infirmité unique ; 40 % en cas d'infirmités multiples. / En cas d'aggravation par le fait ou à l'occasion du service d'une infirmité étrangère à celui-ci, cette aggravation seule est prise en considération, dans les conditions définies aux alinéas précédents. / Toutefois, si le pourcentage total de l'infirmité aggravée
est égal ou supérieur à 60 %, la pension est établie sur ce pourcentage. " Aux termes de
l'article L. 14 du même code : " Dans le cas d'infirmités multiples dont aucune n'entraîne l'invalidité absolue, le taux d'invalidité est considéré intégralement pour l'infirmité la plus grave et pour chacune des infirmités supplémentaires, proportionnellement à la validité restante. / A cet effet, les infirmités sont classées par ordre décroissant de taux d'invalidité. / Toutefois, quand l'infirmité principale est considérée comme entraînant une invalidité d'au moins 20 %, les degrés d'invalidité de chacune des infirmités supplémentaires sont élevés d'une, de deux ou de trois catégories, soit de 5, 10, 15 %, et ainsi de suite, suivant qu'elles occupent les deuxième, troisième, quatrième rangs dans la série décroissante de leur gravité. / (...). " Enfin, l'article L.125-3 du même code précise que " Quand l'invalidité est intermédiaire entre deux échelons, l'intéressé bénéficie du taux afférent à l'échelon supérieur. "
6. L'expert a fixé les taux d'invalidité à 60 % pour la partie motrice et sensitive
de la tétraparésie, 30 % pour les troubles digestifs, 20 % pour les troubles urinaires et 10 % pour les troubles sexuels, et a retenu comme imputables à l'accident de service les 60 % de la partie motrice et sensitive de la tétraparésie, ainsi que 50 % des signes associés, ce qui n'est pas contesté. Les troubles sexuels imputables n'atteignant ainsi que 5 %, ils ne peuvent être pris
en considération au sens des dispositions précitées, et le relèvement des degrés d'invalidité
ne leur est donc pas applicable. Par suite, il y a lieu de retenir, pour calculer le taux global de la pension de M. D..., les infirmités et taux suivants : 1°) tétraparésie avec troubles moteurs
et sensitifs : 60 % ; 2°) troubles digestifs : 15 % + 5 % ; 3°) troubles urinaires : 10 % + 10 %. La prise en compte successive de ces infirmités, proportionnellement à la validité restante, aboutit à un taux d'invalidité de 74,4 %. Ce taux étant intermédiaire entre deux échelons, M. D... a droit à une pension d'invalidité au taux global de 75 %.
7. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre des armées est seulement fondé
à demander que le taux de la pension militaire d'invalidité attribuée à M. D... à compter
du 9 décembre 2013 par le jugement du tribunal administratif de la Martinique du 17 mai 2021 soit ramené de 85 % à 75 %.
Sur les frais exposés à l'occasion du litige :
8. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de mettre une somme à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : Le taux de la pension militaire d'invalidité attribuée à M. D... à compter
du 9 décembre 2013 est ramené de 85 % à 75 %.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de la Martinique n° 2000568 du 17 mai 2021 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M. B... D....
Délibéré après l'audience du 29 août 2023 à laquelle siégeaient :
Mme Catherine Girault, présidente,
Mme Anne Meyer, présidente-assesseure,
M. Olivier Cotte, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 septembre 2023.
La rapporteure,
Anne A...
La présidente,
Catherine GiraultLa greffière,
Virginie Guillout
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 21BX02779