CAA de MARSEILLE, 8ème chambre, 14/01/2020, 16MA04631, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme A... E... a demandé au tribunal administratif de Montpellier d'annuler la décision en date du 11 février 2015 par laquelle le ministre de la défense a rejeté sa demande de reconnaissance et d'indemnisation présentée au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) au titre de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 et de condamner l'Etat à indemniser intégralement les préjudices qu'elle a subis du fait de son exposition aux essais nucléaires
Par un jugement n° 1502720 du 17 octobre 2016, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 14 décembre 2016 et 14 septembre 2017, Mme E..., représentée par Me F..., demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Montpellier en date du 17 octobre 2016 ;
A titre principal :
2°) de condamner l'Etat et le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) à indemniser l'intégralité les préjudices qu'elle a subis, pour un total de 392 123 euros, dans un délai de 3 mois, sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter du jugement à intervenir ;
3°) de dire que les frais d'expertise médicale - dans l'hypothèse, où la Cour ordonnerait une telle expertise sur l'évaluation du dommage corporel consécutif à la pathologie imputable à l'exposition aux rayonnements ionisants - sont à la charge du ministre de la défense et du CIVEN ;
A titre subsidiaire :
4°) de renvoyer au CIVEN le soin de réexaminer la demande en vue de l'indemnisation des préjudices et d'enjoindre au ministre de la défense et au CIVEN de procéder à l'évaluation et à l'indemnisation des préjudices de toute nature imputables à sa maladie radio-induite, dans un délai de trois mois sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter de la décision à intervenir ;
5°) de majorer le montant de l'indemnisation des préjudices, des intérêts de droit à compter de la date de la première demande d'indemnisation avec capitalisation des intérêts échus à compter de cette même formalité ;
6°) de mettre à la charge du CIVEN la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les entiers dépens.
Elle soutient que :
- le ministre de la défense ne rapporte pas la preuve que le risque imputable aux essais nucléaires dans la survenue de sa maladie est négligeable en application du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- il est nécessaire de faire application des nouvelles dispositions du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 modifié par l'article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle en outre-mer et portant d'autres dispositions en matière sociale et économique.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 24 octobre 2017 et le 9 décembre 2019, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.
Elle soutient que les moyens invoqués ne sont pas fondés.
Par un mémoire en défense, enregistré le 14 novembre 2017, le CIVEN conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens invoqués ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;
- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;
- le décret n° 66-450 du 20 juin 1966 ;
- le décret n° 67-228 du 15 mars 1967 ;
- le décret n° 2010-653 du 11 juin 2010 ;
- le décret n° 2012-604 du 30 avril 2012 ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le décret du 24 février 2015 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public,
- et les observations de Me C..., substituant Me F..., représentant
Mme E....
Considérant ce qui suit :
1. Mme A... E..., arrivée à Tahiti à l'âge de 5 ans et demi, alors que son père
M. D... E... était affecté au lycée Paul Gauguin de Papeete à compter de la rentrée scolaire du 15 septembre 1963, y a résidé de septembre 1963 à juin 1972. Selon, l'Agence internationale de l'énergie atomique, du 2 juillet 1966 au 30 juin 1972, il a été procédé à
vingt-huit essais nucléaires de type atmosphérique - en sus d'un essai de sécurité - réalisés à Mururoa et Fangataufa. Mme E... a développé un cancer de la thyroïde à l'âge de 19 ans, soit 4 années après son départ de Polynésie française. L'intéressée a adressé au CIVEN une demande d'indemnisation des préjudices subis, sur le fondement des dispositions de la loi
n° 2010-2 du 5 janvier 2010. Par une décision du 11 février 2015, le ministre de la défense a rejeté sa demande. Elle a alors saisi le tribunal administratif de Montpellier en vue de l'annulation de cette décision et de la condamnation de l'Etat à lui verser la somme totale de
392 123 euros à raison des préjudices subis à la suite de son exposition aux rayonnements ionisants dont elle estime qu'elle a causé la survenance de sa maladie. Mme E... relève appel du jugement du 17 octobre 2016 par lequel le tribunal administratif de Montpellier a rejeté ses conclusions à fin d'annulation de la décision en date du 11 février 2015 par laquelle le ministre de la défense a rejeté sa demande ainsi que ses conclusions à fin de condamnation de l'Etat et du CIVEN à l'indemniser de ses préjudices. Si la requérante demande ainsi la condamnation du CIVEN, qui a le statut d'autorité administrative indépendante depuis la loi
n° 2013-1168 du 18 décembre 2013, ses conclusions doivent être regardées comme étant en réalité dirigées contre l'Etat qui supporte seul la charge d'une indemnisation due au titre de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010.
Sur le droit à indemnisation :
2. Aux termes de l'article 1er de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, dans sa rédaction issue de l'article 232 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 : " Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi (...). ".
3. Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : (...) 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le
31 décembre 1998 en Polynésie française (...). ".
4. Dans sa rédaction issue de l'article 232 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018, le I de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 prévoit que les demandes d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires et le V du même article énonce que : " Ce comité examine si les conditions sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité, à moins qu'il ne soit établi que la dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français reçue par l'intéressé a été inférieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants fixée dans les conditions prévues au 3° de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique (...) ".
5. Aux termes de l'article L. 1333-2 du code de la santé publique : " Les activités nucléaires satisfont aux principes suivants : (...) 3° Le principe de limitation, selon lequel l'exposition d'une personne aux rayonnements ionisants résultant d'une de ces activités ne peut porter la somme des doses reçues au-delà des limites fixées par voie réglementaire, sauf lorsque cette personne est l'objet d'une exposition à des fins médicales ou dans le cadre d'une recherche mentionnée au 1° de l'article L. 1121-1. ".
6. Aux termes de l'article R. 1333-11 du même code : " Pour l'application du principe de limitation défini au 3° de l'article L. 1333-2, la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants résultant de l'ensemble des activités nucléaires est fixée à 1 mSv par an, à l'exception des cas particuliers mentionnés à l'article R. 1333-12 (...) ".
7. La loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, modifiée par l'article 232 de la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018, a instauré une présomption de causalité au bénéfice de toute personne s'estimant victime des rayonnements ionisants provoqués par les essais nucléaires français dès lors qu'elle justifie souffrir d'une maladie inscrite sur la liste fixée par le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 et avoir séjourné dans l'une des zones géographiques et au cours d'une période déterminée par la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010. Ainsi, le législateur a entendu qu'un demandeur, dès lors qu'il satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie, bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. En outre, cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que l'intéressé a reçu une dose inférieure à la limite prévue par la réglementation.
8. Il résulte de l'instruction que Mme E..., qui a été atteinte d'un cancer de la thyroïde en 1977, remplit les conditions de lieu, de temps et de maladie fixées par la loi
n° 2010-2 du 5 janvier 2010 et le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014. Dès lors, elle bénéficie de la présomption de causalité entre sa maladie et l'exposition à des rayonnements dus aux essais nucléaires français. Pour autant, il ressort des pièces du dossier, et notamment de la " Recommandation dossier n° 80 " produite par le CIVEN, que ce dernier, pour la présence de l'intéressée de 1966 à 1972 pendant la période des essais nucléaires de type atmosphérique, lui a attribué, sur la base d'une dosimétrie reconstituée à partir des mesures environnementales, une dose efficace de 1,24 mGy, forfaitairement portée à 2 mGy, soit 2 millisieverts (mSv) pour l'ensemble de la période.
9. Toutefois, il résulte également de l'instruction qu'en tant que résidente polynésienne au cours de la réalisation des vingt-huit essais nucléaires ayant eu lieu, Mme E... n'a pas bénéficié d'une surveillance suffisante concernant les risques d'exposition interne ou externe permettant d'apprécier sa potentielle exposition totale. Ainsi, en l'absence de dosimétrie individuelle externe ou interne par tout examen de contrôle pratiqué sur l'intéressée pour les périodes comprises entre juillet 1966 et juin 1972, il ne peut être totalement exclu qu'elle ait fait l'objet d'une contamination externe cutanée ou d'une contamination interne par quelque voie que ce soit.
10. Or, selon la procédure par laquelle le CIVEN apprécie le droit à indemnisation des victimes des essais nucléaires ayant présenté une demande en application de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, " le comité décide : - en cas de dosimétrie individuelle nulle, d'attribuer à chaque dosimètre, la valeur du seuil de détection (0,2 mSv) ; - en l'absence de dosimétrie individuelle, d'attribuer la valeur seuil pour chaque mois de présence lors des campagnes d'essais nucléaires atmosphériques (...) ".
11. Il s'ensuit que pour la période de juillet 1966 à juin 1972, l'intéressée aurait dû se voir attribuer, de manière forfaitaire, une dose de 14,4 millisieverts (mSv). Ainsi, Mme E... doit être regardée comme ayant reçu une dose annuelle de rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français supérieure à la limite de dose efficace pour l'exposition de la population à des rayonnements ionisants, soit un millisievert (mSv) par an. Et, l'administration, à qui incombe la charge de la preuve, n'établit pas que Mme E... a reçu, pendant cette période, une dose efficace inférieure à la limite prévue par la réglementation. Dès lors, la présomption de causalité prévue par la loi n'est pas renversée de sorte que c'est à tort que les premiers juges ont considéré que Mme E... n'était pas fondée à soutenir que la décision du 11 février 2015 du ministre de la défense est entachée d'excès de pouvoir.
12. Il résulte de ce qui précède que Mme E... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 11 février 2015 du ministre de la défense. Par suite, elle est fondée à obtenir l'indemnisation des préjudices qu'elle a subis.
Sur les préjudices :
13. Aux termes de l'article R. 621-1 du code de justice administrative : " La juridiction peut, soit d'office, soit sur la demande des parties ou de l'une d'elles, ordonner, avant dire droit, qu'il soit procédé à une expertise sur les points déterminés par sa décision. La mission confiée à l'expert peut viser à concilier les parties ".
14. Ainsi qu'il vient d'être dit, Mme E... est fondée à demander à être indemnisée des préjudices subis à la suite des essais nucléaires en Polynésie française. Toutefois, l'état du dossier ne permet pas à la Cour d'apprécier la réalité et l'étendue de ces préjudices. Par suite, il y a lieu d'ordonner, avant dire droit, une expertise aux fins indiquées à l'article 3 du dispositif du présent arrêt.
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 1502720 du tribunal administratif de Montpellier du 17 octobre 2016 et la décision du ministre de la défense du 11 février 2015 sont annulés.
Article 2 : Il est mis à la charge de l'Etat la réparation des préjudices subis par Mme E... et imputables à la pathologie radio-induite dont elle est atteinte.
Article 3 : Avant de statuer sur la demande indemnitaire de Mme E..., il sera procédé à une expertise médicale.
Article 4 : L'expert aura pour mission de :
1°) se faire communiquer les dossiers et tous documents relatifs au cancer de la thyroïde dont Mme E... a été atteinte ;
2°) décrire la date d'apparition et l'évolution de cette pathologie, les soins, examens, traitements, actes médicaux et chirurgicaux qu'elle a rendu nécessaires ;
3°) dire si le cancer a entraîné un déficit fonctionnel temporaire et un déficit fonctionnel permanent et en préciser les dates de début et de fin, ainsi que le ou les taux ;
4°) indiquer si et à quelle date l'état de Mme E... peut être considéré comme consolidé ; préciser s'il subsiste une incapacité permanente partielle ; dans l'affirmative, en fixer le taux ;
5°) dire si l'état de Mme E... est susceptible de modification en aggravation ou en amélioration ; dans l'affirmative fournir toutes précisions utiles sur cette évolution, sur son degré de probabilité et dans le cas où un nouvel examen serait nécessaire, mentionner dans quel délai ;
6°) donner son avis sur l'existence des autres préjudices, patrimoniaux (dépenses et frais effectivement supportés, pertes de revenus) et extrapatrimoniaux temporaires et permanents (notamment souffrances endurées (sur une échelle de 1 à 7), préjudice esthétique (sur une échelle de 1 à 7), préjudice d'agrément, préjudice sexuel), dont Mme E... peut avoir souffert en lien avec le cancer, et le cas échéant, en évaluer l'importance ;
7°) dire si l'état de Mme E... en lien avec le cancer a nécessité ou nécessite la présence d'une tierce personne ; et fixer, le cas échéant, les modalités, la qualification et la durée de cette aide ;
8°) et, s'il y a lieu, faire toutes autres constatations propres à faciliter l'accomplissement de la mission et annexer au rapport tout document utile.
Article 5 : L'expertise aura lieu en présence de Mme E... et de l'Etat (ministère des armées).
Article 6 : L'expert sera désigné par la présidente de la Cour. Après avoir prêté serment, il accomplira sa mission dans les conditions prévues par les articles R. 621-2 à R. 621-4 du code de justice administrative. Il ne pourra recourir à un sapiteur sans l'autorisation préalable de la présidente de la Cour.
Article 7 : L'expert déposera son rapport en deux exemplaires au greffe de la Cour. Il en notifiera des copies aux parties intéressées. Avec leur accord, cette notification pourra s'opérer sous forme électronique. L'expert n'établira un pré-rapport que s'il l'estime indispensable.
Article 8 : Tous droits et moyens des parties sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent arrêt sont réservés jusqu'en fin d'instance.
Article 9 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A... E..., au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires et à la ministre des armées.
Copie en sera transmise à l'expert.
Délibéré après l'audience du 17 décembre 2019, où siégeaient :
- M. B..., président,
- M. d'Izarn de Villefort, président assesseur,
- M. Ury, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 14 janvier 2020.
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