CAA de MARSEILLE, 8ème chambre, 03/03/2020, 17MA00158, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision03 mars 2020
Num17MA00158
JuridictionMarseille
Formation8ème chambre
PresidentM. D'IZARN DE VILLEFORT
RapporteurM. Alexandre BADIE
CommissaireM. ANGENIOL
AvocatsSELARL TEISSONNIERE & ASSOCIÉS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... C... a demandé au tribunal administratif de Nîmes d'annuler la décision en date du 1er décembre 2014 par laquelle le ministre de la défense a rejeté sa demande tendant au bénéfice de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, d'enjoindre au Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) de procéder à l'évaluation et à l'indemnisation des préjudices subis dans un délai de trois mois sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter de la décision à intervenir et de majorer le montant de l'indemnisation des préjudices des intérêts de droit à compter de la date de la première demande d'indemnisation avec capitalisation des intérêts échus à compter de cette même formalité.

Par un jugement n° 1500238 du 17 novembre 2016, le tribunal administratif de Nîmes a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et deux mémoires enregistrés le 17 janvier 2017 et les 19 septembre 2017 et 4 février 2020, M. C..., représenté par Me F..., demande à la
Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1500238 du tribunal administratif de Nîmes en date du 17 novembre 2016 ;

2°) à titre subsidiaire de renvoyer au CIVEN, le réexamen de sa demande, de condamner le ministre de la défense et le CIVEN à l'indemniser, dans un délai de 3 mois sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter du jugement à intervenir, à réparer l'intégralité des préjudices subis, résultant des quatre cancers primitifs subis pour un montant de 315 142 euros, d'enjoindre au ministre de la défense et au CIVEN de procéder à l'évaluation et à l'indemnisation des préjudices de toute nature imputables à la maladie radio-induite dont il était atteint, dans un délai de trois mois sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter de la décision à intervenir ;

3°) de majorer le montant de l'indemnisation des préjudices, des intérêts de droit à compter de la date de la première demande d'indemnisation avec capitalisation des intérêts échus à compter de cette même formalité ;

4°) de mettre à la charge du ministre de la défense la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les entiers dépens.

Il soutient que :
- le ministre de la défense ne rapporte pas la preuve que le risque imputable aux essais nucléaires dans la survenue de sa maladie est négligeable en application du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- qu'il est nécessaire de faire application des nouvelles dispositions du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 modifié par l'article 113 de la loi n° 2017-256 du
28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle en outre-mer et portant d'autres dispositions en matière sociale et économique.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 novembre 2017, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Elle soutient que les moyens invoqués ne sont pas fondés.


Par un mémoire en défense, enregistré le 23 novembre 2017, le CIVEN conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens invoqués ne sont pas fondés


Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;
- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;
- le décret n° 66-450 du 20 juin 1966 ;
- le décret n° 67-228 du 15 mars 1967 ;
- le décret n° 2010-653 du 11 juin 2010 ;
- le décret n° 2012-604 du 30 avril 2012 ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le décret du 24 février 2015 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public,
- et les observations de Me D..., substituant Me F..., représentant M. C....

Considérant ce qui suit :

1. M. A... C..., militaire de carrière dans la marine nationale, a été affecté sur le site d'expérimentation nucléaire de Hao en Polynésie française du 31 mars 1970 au 12 septembre 1970 et du 6 avril 1971 au 21 novembre 1971. M. C... a contracté un cancer des glandes salivaires à l'âge de 56 ans, soit 26 années après son départ de Polynésie française. L'intéressé a adressé une demande d'indemnisation des préjudices subis au CIVEN, sur le fondement des dispositions de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010. Par une décision du 1er décembre 2014, le ministre de la défense a rejeté sa demande. Par sa requête devant le tribunal, l'intéressé a demandé aux premiers juges d'annuler cette décision et de condamner le CIVEN à lui verser la somme totale de 315 142 euros à raison des préjudices subis à la suite de son exposition aux rayonnements ionisants ayant causé la survenance de sa maladie. M. C... relève appel du jugement n° 1500238 du 17 novembre 2016 par lequel le tribunal administratif de Nîmes a rejeté sa demande d'annulation de la décision en date du 1er décembre 2014.

Sur les conclusions à fin d'annulation de la décision attaquée :

2. Aux termes de l'article 1er de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision en litige : " Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi. (...). ".

3. Aux termes de l'article 2 de la même loi, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision en litige : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : (...) entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française (...) ".

4. Le V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision en litige, énonce que : " Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé (...) ".



5. Aux termes de l'article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique : " I.-Au premier alinéa du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du
5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, les mots et la phrase : " à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé. " sont supprimés. / II.-Lorsqu'une demande d'indemnisation fondée sur les dispositions du I de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français a fait l'objet d'une décision de rejet par le ministre de la défense ou par le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires avant l'entrée en vigueur de la présente loi, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires réexamine la demande s'il estime que l'entrée en vigueur de la présente loi est susceptible de justifier l'abrogation de la précédente décision. Il en informe l'intéressé ou ses ayants droit s'il est décédé qui confirment leur réclamation et, le cas échéant, l'actualisent. Dans les mêmes conditions, le demandeur ou ses ayants droit s'il est décédé peuvent également présenter une nouvelle demande d'indemnisation, dans un délai de douze mois à compter de l'entrée en vigueur de la présente loi (...) ".

6. Il résulte du II de l'article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, cité au point précédent, d'une part, que le législateur a confié au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires la mission de réexaminer l'ensemble des demandes d'indemnisation ayant fait l'objet d'une décision de rejet de la part du ministre ou du comité, s'il estime que l'entrée en vigueur de cette loi est susceptible de justifier l'abrogation de la précédente décision et, d'autre part, que les victimes ou leurs ayants droit peuvent, dans les douze mois à compter de l'entrée en vigueur de cette loi, présenter au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires une nouvelle demande d'indemnisation. Compte tenu de son office, il appartient au juge du plein contentieux, saisi d'un litige relatif à une décision intervenue après réexamen d'une ancienne demande d'indemnisation ou en réponse à une demande postérieure à l'entrée en vigueur de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, de statuer en faisant application des dispositions de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 dans leur rédaction issue de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 et, s'il juge illégale la décision contestée, de fixer le montant de l'indemnité due au demandeur, sous réserve que ce dernier ait présenté des conclusions indemnitaires chiffrées, le cas échéant, après que le juge l'a invité à régulariser sa demande sur ce point. En revanche, il résulte des dispositions rappelées ci-dessus de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 que le législateur a entendu que, lorsque le juge statue sur une décision antérieure à leur entrée en vigueur, il se borne, s'il juge, après avoir invité les parties à débattre des conséquences de l'application de la loi précitée, qu'elle est illégale, à l'annuler et à renvoyer au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires le soin de réexaminer la demande.

7. Les dispositions du I de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 citées au point 6 ont supprimé les dispositions du premier alinéa du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010, qui excluaient le bénéfice de la présomption de causalité dans le cas où le risque attribuable aux essais nucléaires pouvait être considéré comme négligeable. Le législateur a ainsi entendu que, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 modifiée, il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la pathologie de l'intéressé résulte exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'a subi aucune exposition à de tels rayonnements.
8. D'une part, il est constant que M. C... a été affecté sur le site d'expérimentation nucléaire de Hao en Polynésie française du 31 mars 1970 au 12 septembre 1970 et du 6 avril 1971 au 21 novembre 1971. M. C... a contracté un cancer des glandes salivaires - pathologie inscrite sur la liste des maladies radio-induites au sens de l'article 1er de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 - à l'âge de 56 ans, soit 26 années après son départ de Polynésie française. Au demeurant, il résulte également de l'instruction que, pour les périodes comprises entre le 31 mars 1970 au 12 septembre 1970 et du 6 avril 1971 au 21 novembre 1971, treize essais nucléaires de type atmosphérique réalisés à Moruroa et Fangataufa ont eu lieu. Ainsi, M. C... satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de ladite loi modifiée et bénéficie, dès lors, de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie.

9. D'autre part, certes, M. C... a fait l'objet d'une dosimétrie individuelle externe, par quatre dosimètres à dose nulle entre le 1er mai 1970 et le 7 juillet 1970 et trois dosimètres à dose nulle de juin 1971 à août 1971, et d'une dosimétrie individuelle interne, à travers un seul et unique examen anthroporadiamétrique du 15 mai 1970 montrant " une très légère contamination par produits de fission évaluée à 0,05 mSv ". Cependant, il n'en demeure pas moins qu'il bénéficie de la présomption de causalité légale dans la mesure où les conditions de l'indemnisation sont réunies. Et, les seuls examens dosimétriques invoqués par l'administration, eu égard à leur fréquence, ne sont pas suffisants pour exclure totalement qu'il ait fait l'objet d'une contamination par quelque voie que ce soit.

10. Par conséquent, l'administration, à qui incombe la charge de la preuve, ne peut être regardée comme apportant des éléments suffisants de nature à établir que la pathologie de l'intéressé résulterait exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'aurait subi aucune exposition à de tels rayonnements. Dès lors, la présomption de causalité prévue par la loi n'est pas renversée de sorte que c'est à tort que les premiers juges ont considéré que M. C... n'était pas fondé à demander l'annulation de la décision du 1er décembre 2014 du ministre de la défense.

11. Il résulte de ce qui précède que M. C... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nîmes a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 1er décembre 2014 du ministre de la défense.

Sur les conclusions à fin indemnitaire :

12. Eu égard à la date de la décision en litige et à l'office du juge tel que défini au point 6, il n'appartient pas à la Cour, dans le cadre de la présente instance, de statuer sur les conclusions indemnitaires présentées par M. C... ni sur celles tendant à l'octroi des intérêts et à la capitalisation des intérêts.

Sur les conclusions aux fins d'injonction et d'astreinte :

13. Compte tenu de ce qu'il a été dit au point 12, l'annulation de la décision ministérielle du 1er décembre 2014 implique seulement que la demande d'indemnisation de M. C... soit renvoyée au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires pour être réexaminée en vue d'adresser une proposition d'indemnisation à M. C... tendant à la réparation intégrale de ses préjudices en raison de son exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires. Il y a lieu, par suite, d'enjoindre à ce dernier de réexaminer cette demande dans le délai de trois mois à compter de la notification du présent arrêt. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.

Sur les frais liés au litige :

14. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'État la somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par M. C... et non compris dans les dépens.

D É C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 1500238 du 17 novembre 2016 du tribunal administratif de Nîmes et la décision du ministre de la défense du 1er décembre 2014 sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires de réexaminer la demande de M. C... et de procéder à l'évaluation et à l'indemnisation, majorée des intérêts au taux légal et capitalisés, des préjudices subis par M. C... dans le délai de trois mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : L'État versera à M. C... une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... C..., au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires et à la ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 11 février 2020, où siégeaient :

- M. B..., président rapporteur
- M. d'Izarn de Villefort, président assesseur,
- Mme E..., première conseillère.

Lu en audience publique, le 3 mars 2020.


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N° 17MA000158