CAA de MARSEILLE, 8ème chambre, 03/03/2020, 17MA02706, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision03 mars 2020
Num17MA02706
JuridictionMarseille
Formation8ème chambre
PresidentM. BADIE
RapporteurM. Alexandre BADIE
CommissaireM. ANGENIOL
AvocatsSELARL TEISSONNIERE & ASSOCIÉS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... G... a demandé au tribunal administratif de Toulon d'annuler la décision en date du 1er octobre 2014 par laquelle le ministre de la défense a rejeté sa demande tendant au bénéfice de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, de condamner l'Etat à indemniser intégralement les préjudices qu'il estime avoir subis et d'enjoindre au ministre de la défense de procéder à l'évaluation de ses préjudices de toute nature imputables à la maladie radio-induite dont il est victime dans un délai de trois mois à compter de la notification du jugement.

Par un jugement n° 1400759 du 27 avril 2017, le tribunal administratif de Toulon a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :

Par une requête et deux mémoires, enregistrés le 27 juin 2017 et les 14 septembre 2017 et 4 février 2020, Mme C... H... veuve G... ainsi que M. J... G... et Mme F... G... épouse D..., enfants de M. G..., représentés par Me K..., demandent à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1400759 du tribunal administratif de Toulon en date du 27 avril 2017 ;


2°) de condamner le ministre de la défense et le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) à indemniser l'intégralité les préjudices subis par M. G..., pour un total de 335 791 euros, dans un délai de 3 mois sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter du jugement à intervenir ;

3°) de dire que les frais d'expertise médicale - dans l'hypothèse, où la Cour ordonnerait une telle expertise sur l'évaluation du dommage corporel consécutif à la pathologie imputable à l'exposition aux rayonnements ionisants - sont à la charge du ministre de la défense et du CIVEN ;

4°) à titre subsidiaire, de renvoyer au CIVEN le réexamen de la demande et d'enjoindre au ministre de la défense et au CIVEN de procéder à l'évaluation et à l'indemnisation des préjudices de toute nature imputables à la maladie radio-induite dont M. G... était atteint, dans un délai de trois mois sous astreinte de 200 euros par jour de retard à compter de la décision à intervenir ;

5°) de majorer le montant de l'indemnisation des préjudices, des intérêts de droit à compter de la date de la première demande d'indemnisation avec capitalisation des intérêts échus à compter de cette même formalité ;

6°) de mettre à la charge du CIVEN la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ainsi que les entiers dépens.

Ils soutiennent que :
- le ministre de la défense ne rapporte pas la preuve que le risque imputable aux essais nucléaires dans la survenue de la maladie est négligeable en application du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- il est nécessaire de faire application des nouvelles dispositions du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 modifié par l'article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle en outre-mer et portant d'autres dispositions en matière sociale et économique.


Par un mémoire en défense, enregistré le 3 novembre 2017, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.

Elle soutient que les moyens invoqués ne sont pas fondés.


Par un mémoire en défense, enregistré le 13 novembre 2017, le CIVEN conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens invoqués ne sont pas fondés.


Vu les autres pièces du dossier.





Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;
- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;
- le décret n° 66-450 du 20 juin 1966 ;
- le décret n° 67-228 du 15 mars 1967 ;
- le décret n° 2010-653 du 11 juin 2010 ;
- le décret n° 2012-604 du 30 avril 2012 ;
- le décret n° 2014-1049 du 15 septembre 2014 ;
- le décret du 24 février 2015 ;
- le code de justice administrative.


Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. A...,
- les conclusions de M. Angéniol, rapporteur public,
- et les observations de Me E..., substituant Me K..., représentant les consorts G....


Une note en délibéré présentée par le CIVEN a été enregistrée le 14 février 2020.




Considérant ce qui suit :

1. M. B... G..., alors officier de l'armée de terre, a été affecté à la compagnie d'équipement du 5ème régiment mixte du Pacifique et, à ce titre, a séjourné sur le site d'expérimentations nucléaires français en Polynésie française à Mururoa, Hao et Fangataufa, du 7 juin 1983 au 8 juin 1984. M. G... a développé un cancer du poumon diagnostiqué en octobre 2010. L'intéressé a adressé une demande d'indemnisation des préjudices subis au CIVEN, sur le fondement des dispositions de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010. Par une décision de 1er octobre 2014, le ministre de la défense a rejeté sa demande. Par sa requête devant le tribunal, M. G... a demandé aux premiers juges d'annuler cette décision et de condamner le CIVEN à indemniser intégralement les préjudices subis à la suite de son exposition aux rayonnements ionisants ayant causé, selon lui, la survenance de sa maladie. Mme H... veuve G... ainsi que M. J... G... et Mme F... G... épouse D..., enfants de M. G..., décédé le 27 novembre 2015, ont repris l'instance engagée par ce dernier devant le tribunal administratif de Toulon et relèvent appel du jugement n° 1400759 du 27 avril 2017 par lequel ce tribunal a rejeté la demande d'annulation de la décision en date du 1er octobre 2014 par laquelle le ministre de la défense a rejeté la demande de M. B... G....





Sur les conclusions à fin d'annulation de la décision attaquée :

2. Aux termes de l'article 1er de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français : " Toute personne souffrant d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et inscrite sur une liste fixée par décret en Conseil d'Etat conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi. / Si la personne est décédée, la demande de réparation peut être présentée par ses ayants droit. ". Selon l'article 2 de cette même loi dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision en litige du 19 janvier 2016 : " La personne souffrant d'une pathologie radio-induite doit avoir résidé ou séjourné : / 1° Soit entre le 13 février 1960 et le 31 décembre 1967 au Centre saharien des expérimentations militaires, ou entre le 7 novembre 1961 et le 31 décembre 1967 au Centre d'expérimentations militaires des oasis ou dans les zones périphériques à ces centres ; / 2° Soit entre le 2 juillet 1966 et le 31 décembre 1998 en Polynésie française. / (...) ". L'article 4 de cette même loi, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision en litige et antérieure à la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, disposait : " I. - Les demandes d'indemnisation sont soumises au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires, qui se prononce par une décision motivée dans un délai de huit mois suivant le dépôt du dossier complet. / (...) / V. - Ce comité examine si les conditions de l'indemnisation sont réunies. Lorsqu'elles le sont, l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé / (...) ". Aux termes de
l'article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique : " I.- Au premier alinéa du V de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, les mots et la phrase : "à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable. Le comité le justifie auprès de l'intéressé." sont supprimés. / II.- Lorsqu'une demande d'indemnisation fondée sur les dispositions du I de l'article 4 de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français a fait l'objet d'une décision de rejet par le ministre de la défense ou par le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires avant l'entrée en vigueur de la présente loi, le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires réexamine la demande s'il estime que l'entrée en vigueur de la présente loi est susceptible de justifier l'abrogation de la précédente décision. Il en informe l'intéressé ou ses ayants droit s'il est décédé qui confirment leur réclamation et, le cas échéant, l'actualisent. Dans les mêmes conditions, le demandeur ou ses ayants droit s'il est décédé peuvent également présenter une nouvelle demande d'indemnisation, dans un délai de douze mois à compter de l'entrée en vigueur de la présente loi. / (...) ".

3. Il résulte du II de l'article 113 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, cité au point précédent, d'une part, que le législateur a confié au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires la mission de réexaminer l'ensemble des demandes d'indemnisation ayant fait l'objet d'une décision de rejet de la part du ministre ou du comité, s'il estime que l'entrée en vigueur de cette loi est susceptible de justifier l'abrogation de la précédente décision et, d'autre part, que les victimes ou leurs ayants droit peuvent, dans les douze mois à compter de l'entrée en vigueur de cette loi, présenter au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires une nouvelle demande d'indemnisation. Compte tenu de son office, il appartient au juge du plein contentieux, saisi d'un litige relatif à une décision intervenue après réexamen d'une ancienne demande d'indemnisation ou en réponse à une demande postérieure à l'entrée en vigueur de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017, de statuer en faisant application des dispositions de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 dans leur rédaction issue de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 et, s'il juge illégale la décision contestée, de fixer le montant de l'indemnité due au demandeur, sous réserve que ce dernier ait présenté des conclusions indemnitaires chiffrées, le cas échéant, après que le juge l'a invité à régulariser sa demande sur ce point. En revanche, il résulte des dispositions rappelées ci-dessus de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 que le législateur a entendu que, lorsque le juge statue sur une décision antérieure à leur entrée en vigueur, il se borne, s'il juge, après avoir invité les parties à débattre des conséquences de l'application de la loi précitée, qu'elle est illégale, à l'annuler et à renvoyer au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires le soin de réexaminer la demande.
4. Les dispositions du I de l'article 113 de la loi du 28 février 2017 citées au point 2 ont supprimé les dispositions du premier alinéa du V de l'article 4 de la loi du 5 janvier 2010, qui excluaient le bénéfice de la présomption de causalité dans le cas où le risque attribuable aux essais nucléaires pouvait être considéré comme négligeable. Le législateur a ainsi entendu que, dès lors qu'un demandeur satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de la loi du 5 janvier 2010 modifiée, il bénéficie de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. Cette présomption ne peut être renversée que si l'administration établit que la pathologie de l'intéressé résulte exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'a subi aucune exposition à de tels rayonnements.
5. D'une part, il est constant que M. G... a été affecté à la compagnie d'équipement du 5ème régiment mixte du Pacifique, chargée de l'organisation des travaux du génie et des travaux publics, et a été, à ce titre, affecté sur le site d'expérimentations nucléaires français en Polynésie française à Mururoa, Hao et Fangataufa, du 7 juin 1983 au 8 juin 1984. Il est non moins établi que ce séjour durant cette période a été contemporain, selon l'Agence internationale de l'énergie atomique, de huit essais nucléaires réalisés en Polynésie française entre le 18 juin 1983 et le 12 mai 1984. M. G... a développé un cancer du poumon diagnostiqué en octobre 2010, pathologie inscrite sur la liste des maladies radio-induites au sens de l'article 1er de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010. Il est décédé le 27 novembre 2015 des suites de cette maladie. Ainsi, il satisfait aux conditions de temps, de lieu et de pathologie prévues par l'article 2 de ladite loi modifiée et bénéficie, dès lors, même si, compte tenu de ses activités professionnelles, il ne participait pas directement à un poste de travail radiologiquement exposé, de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie.
6. D'autre part, M. G..., durant son séjour en Polynésie, n'a fait l'objet d'aucune dosimétrie individuelle externe. S'il a fait l'objet d'une dosimétrie individuelle interne, à travers un examen anthroporadiamétrique datant du 22 avril 1984 montrant une " absence d'exposition du demandeur au rayonnements ionisants ", ce seul et unique examen n'est pas suffisant pour exclure totalement qu'il ait fait l'objet d'une contamination par quelque voie que ce soit. Par conséquent, l'administration, à qui incombe la charge de la preuve, ne peut être regardée comme apportant des éléments suffisants de nature à renverser la présomption de causalité et à établir que la pathologie à l'origine du décès de l'intéressé résulterait exclusivement d'une cause étrangère à l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires, en particulier parce qu'il n'aurait subi aucune exposition à de tels rayonnements. Dès lors, c'est à tort que les premiers juges ont considéré que M. G... n'était pas fondé à demander l'annulation de la décision du 1er octobre 2014 du ministre de la défense.

7. Il résulte de ce qui précède que les consorts G... sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulon a rejeté la demande de M. G... tendant à l'annulation de la décision du 1er octobre 2014 du ministre de la défense.
Sur les conclusions indemnitaires et à fin d'injonction :

8. L'annulation de la décision attaquée implique nécessairement que le CIVEN adresse une proposition d'indemnisation aux intéressés tendant à la réparation intégrale des préjudices subis par M. G... en raison de son exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires. Par suite, il y a lieu d'enjoindre au CIVEN d'adresser aux consorts G... une proposition d'indemnisation majorée des intérêts au taux légal et capitalisés auxquels ils peuvent prétendre dans un délai de six mois à compter de la notification du présent arrêt. Il n'y a pas lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.


Sur les frais liés au litige :

9. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'État la somme de 2 000 euros au titre des frais exposés par les consorts G... et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 1400759 du tribunal administratif de Toulon du 27 avril 2017 et la décision du ministre de la défense du 1er octobre 2014 sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires de réexaminer la demande de M. G... et de procéder à l'évaluation et à l'indemnisation, majorée des intérêts au taux légal et capitalisés, des préjudices subis par les consorts G... dans le délai de six mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : L'État versera aux consorts G... une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme H... veuve G..., à M. J... G..., à Mme F... G... épouse D..., au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires et à la ministre des armées.


Délibéré après l'audience du 11 février 2020, où siégeaient :

- M. A..., président rapporteur
- M. d'Izarn de Villefort, président assesseur,
- Mme I..., première conseillère.

Lu en audience publique, le 3 mars 2020.
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N° 17MA02706