CAA de NANTES, 6ème chambre, 21/09/2021, 20NT00994, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision21 septembre 2021
Num20NT00994
JuridictionNantes
Formation6ème chambre
PresidentM. GASPON
RapporteurMme Valérie GELARD
CommissaireM. LEMOINE
AvocatsSCP MICHEL LEDOUX ET ASSOCIES

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes d'annuler la décision du 16 décembre 2015 du ministre des armées rejetant sa demande de pension militaire d'invalidité.

Par un jugement n° 1905525 du 3 février 2020, le tribunal administratif de Rennes a annulé cette décision.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 17 mars, 2 juin et 7 décembre 2020, la ministre des armées demande à la cour d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Rennes du 3 février 2020 et de rejeter la demande présentée en première instance par M. C....

Elle soutient que :
- le caractère contradictoire de la procédure juridictionnelle n'a pas été respecté dès lors qu'elle n'a pas eu connaissance des deux mémoires complémentaires présentés pour M. C... les 10 juin 2016 et 15 janvier 2020 ;
- les premiers juges ont méconnu leur office en ne déterminant pas si M. C... pouvait prétendre à une pension militaire d'invalidité ;
- le jugement attaqué, qui mentionne une décision du 16 décembre 2015 au lieu du 18 décembre 2015, est entaché d'une erreur de fait ;
- les dispositions des articles L2 et L3 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ont été méconnues et le tribunal administratif a entaché son jugement d'une erreur manifeste d'appréciation dès lors que la pathologie présentée par M. C... qui a été diagnostiquée 25 ans après sa radiation des contrôles de l'armée n'entre pas dans le champ d'application de la présomption et que l'intéressé n'apporte pas la preuve de l'existence d'une relation directe, certaine et déterminante entre les plaques pleurales calcifiées qu'il présente et son service dans la marine nationale ; seule la durée d'un an, 2 mois et 26 jours de service embarqué sur des bâtiments renfermant des matériaux à base d'amiante, notamment sous forme de calorifugeages, sont en effet à prendre en compte pour caractériser une éventuelle exposition au risque " amiante " de sorte que la première constatation médicale de la maladie intervient 56 ans après la soustraction de l'intéressé aux risques, soit au-delà du délai de prise en charge retenu dans le tableau 30 des maladies professionnelles du régime général de la sécurité sociale ; il ne ressort pas des pièces du dossier que l'intéressé aurait été exposé au même risque lorsqu'il était en service à terre, soit durant 33 ans 3 mois et 21 jours.

Par un mémoire en défense, enregistré le 5 novembre 2020, M. C..., représenté par Me Quinquis, conclut au rejet de la requête. Il demande en outre à la cour de reconnaître l'imputabilité au service de sa pathologie et de mettre la somme de 1 500 euros à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que les moyens soulevés par la ministre des armées ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- le code de la sécurité sociale ;
- la loi n° 2018-067 du 13 juillet 2018 ;
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...,
- et les conclusions de M. Lemoine, rapporteur public.


Considérant ce qui suit :

1. Le 20 octobre 1955, après avoir accompli son service militaire, M. C..., né le 28 mars 1934, s'est engagé dans la marine nationale en qualité de matelot de 3ème classe. Il a exercé ses fonctions sur les bâtiments Elan et Maillé-Brézé avant d'être affecté, à compter du 1er mai 1957, à la direction du port de Brest en qualité de matelot de 1ère classe. Il a été rayé des contrôles pour faire valoir ses droits à la retraite le 7 novembre 1988 alors qu'il avait atteint le grade de premier maître du corps des officiers mariniers de maistrance des ports. Le 24 décembre 2013, il a sollicité une pension militaire d'invalidité à raison de plaques pleurales calcifiées révélées par un examen tomodensitométrique réalisé le 13 mai 2013. La ministre des armées relève appel du jugement du 3 février 2020 par lequel le tribunal administratif de Rennes, devenu compétent en vertu des dispositions de la loi susvisée du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense, a annulé sa décision du 18 décembre 2015 rejetant la demande de l'intéressé.
Sur la régularité du jugement attaqué :

2. En premier lieu, aux termes des dispositions de l'article R. 611-1 du code de justice administrative : " La requête et les mémoires, ainsi que les pièces produites par les parties, sont déposés ou adressés au greffe. / La requête, le mémoire complémentaire annoncé dans la requête et le premier mémoire de chaque défendeur sont communiqués aux parties avec les pièces jointes dans les conditions prévues aux articles R. 611-2 à R. 611-6. / Les répliques, autres mémoires et pièces sont communiqués s'ils contiennent des éléments nouveaux. ". Il résulte de ces dispositions, destinées à garantir le caractère contradictoire de l'instruction, que la méconnaissance de l'obligation de communiquer le premier mémoire d'un défendeur ou tout mémoire contenant des éléments nouveaux, est en principe de nature à entacher la procédure d'irrégularité. Il n'en va autrement que dans le cas où il ressort des pièces du dossier que, dans les circonstances de l'espèce, cette méconnaissance n'a pu préjudicier aux droits des parties.
3. Il résulte de l'instruction que si aucun mémoire complémentaire n'a été produit pour M. C... le 10 juin 2016, contrairement aux mentions du jugement attaqué, en revanche l'intéressé a fait valoir de nouveaux arguments, et s'est notamment prévalu de nouveaux témoignages en sa faveur, dans un mémoire enregistré au greffe du tribunal administratif de Rennes le 15 janvier 2020. Par suite la ministre des armées est fondée à soutenir qu'en ne lui communiquant pas ce mémoire produit avant la clôture automatique de l'instruction, le tribunal administratif a entaché son jugement d'irrégularité. En conséquence, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens d'irrégularité invoqués par la ministre, il y a lieu d'annuler ce jugement et de statuer par la voie de l'évocation sur la demande présentée par M. C....

Sur les conclusions à fin d'annulation de la décision du 18 décembre 2015 :

4. Aux termes de l'article L. 2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre en vigueur à la date de la demande de pension militaire d'invalidité déposée par M. C... : " Ouvrent droit à pension : (...) 2° les infirmités résultant de maladies contractées par le fait ou à l'occasion du service ". Aux termes de l'article L. 3 du même code dans sa rédaction alors en vigueur : " Lorsqu'il n'est pas possible d'administrer ni la preuve que l'infirmité ou l'aggravation résulte d'une des causes prévues à l'article L. 2, ni la preuve contraire, la présomption d'imputabilité au service bénéficie à l'intéressé à condition : (...) 2° S'il s'agit d'une maladie, qu'elle n'ait été constaté qu'après le quatre-vingt-dixième jour de service effectif et avant le soixantième jour suivant le retour du militaire dans ses foyers ; 3° En tout état de cause, que soit établie, médicalement, la filiation entre la blessure ou la maladie ayant fait l'objet de la constatation et l'infirmité invoquée (...) ".
5. Il résulte des dispositions combinées des articles L. 2 et L. 3 précitées que, lorsque le demandeur d'une pension ne peut bénéficier de la présomption légale d'imputabilité et que, par ailleurs, cette imputabilité n'est pas admise par l'administration, il incombe à l'intéressé d'apporter la preuve de l'imputabilité de l'affection au service par tous moyens de nature à emporter la conviction des juges. Dans les cas où est en cause une affection à évolution lente et susceptible d'être liée à l'exposition du militaire à un environnement ou à des substances toxiques, il appartient aux juges du fond de prendre en considération les éléments du dossier relatifs à l'exposition du militaire à cet environnement ou à ces substances, eu égard notamment aux tâches ou travaux qui lui sont confiés, aux conditions dans lesquelles il a été conduit à les exercer, aux conditions et à la durée de l'exposition ainsi qu'aux pathologies que celle-ci est susceptible de provoquer. Il revient ensuite aux juges du fond de déterminer si, au vu des données admises de la science, il existe une probabilité suffisante que la pathologie qui affecte le demandeur soit en rapport avec son activité professionnelle. Lorsque tel est le cas, la seule circonstance que la pathologie pourrait avoir été favorisée par d'autres facteurs ne suffit pas, à elle seule, à écarter la preuve de l'imputabilité, si l'administration n'est pas en mesure d'établir que ces autres facteurs ont été la cause déterminante de la pathologie.

6. Par ailleurs, lorsqu'il est saisi d'un litige en matière de pension militaire d'invalidité, il appartient au juge administratif, en sa qualité de juge de plein contentieux, de se prononcer sur les droits de l'intéressé en tenant compte de l'ensemble des circonstances de fait qui résultent de l'instruction, et aussi, le cas échéant, d'apprécier, s'il est saisi de moyens en ce sens ou au vu de moyens d'ordre public, la régularité de la décision en litige.
7. En premier lieu, il résulte de l'instruction que, sur les navires de la marine nationale construits jusqu'à la fin des années quatre-vingt, l'amiante était utilisée de façon courante comme isolant pour calorifuger tant les tuyauteries que certaines parois et certains équipements de bord, de même que les réacteurs et moteurs des avions de l'aéronavale. Ces matériaux d'amiante ont tendance à se déliter du fait des contraintes physiques imposées à ces matériels, de la chaleur, du vieillissement du calorifugeage, ou de travaux d'entretien en mer ou au bassin. En conséquence, les marins servant sur les bâtiments de la marine nationale, qui ont vécu et travaillé dans un espace souvent confiné, sont susceptibles d'avoir été exposés à l'inhalation de poussières d'amiante.
8. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que M. C... a été affecté sur le bâtiment de surface Elan, à compter du 5 septembre 1955 pour une durée d'un an et 26 jours, et sur le Maillé-Brézé, pour une période de deux mois à compter du 1er novembre 1956. Si la ministre des armées ne conteste pas, qu'à l'occasion de ces deux missions, l'intéressé a été particulièrement exposé eu égard aux tâches qui lui étaient confiées, à un risque d'inhalation de poussières d'amiante, elle se prévaut de la circonstance qu'il a accompli la majeure partie de sa carrière militaire, soit 33 ans, 3 mois et 21 jours à la direction des ports de Brest entre le 1er mai 1957 et sa mise à la retraite le 7 novembre 1988. Si elle affirme qu'il exerçait alors ses fonctions à terre, elle admet que la direction du personnel militaire de la marine a reconnu le 6 novembre 2014 être dans l'impossibilité de détailler les fonctions occupées et la nature des travaux effectués par M. C... entre 1957 et 1988. Pour sa part, l'intéressé a produit en première instance le relevé de ses états de service faisant apparaître que, même durant cette période, il était considéré comme étant " embarqué ". En outre, dans le cadre de sa demande de pension militaire d'invalidité présentée le 24 décembre 2013, il a indiqué avoir, dans le cadre de ses fonctions, utilisé des combinaisons et gants amiantés et exercé tout au long de sa carrière les fonctions de manœuvrier ainsi qu'en attestent les témoignages de collègues qu'il produit et qui précisent l'avoir côtoyé professionnellement sur des remorqueurs. Il ajoute sans être contredit que les bâtiments à terre de la marine nationale sur lesquels il pouvait intervenir étaient également amiantés. Enfin, l'attestation de la direction du personnel militaire de la marine délivrée à M. C... le 13 mai 2013 précise qu'il a été affecté du 5 septembre 1955 au 6 novembre 1988 dans des " formations (...) renfermant des matériaux à base d'amiante, notamment sous forme de calorifugeages " sans distinction entre les périodes où il était embarqué sur l'Elan et le Maillé-Brézé et celle durant laquelle il était affecté au port de Brest. Dans ces conditions, et en l'absence de tout autre élément contraire, M. C... doit être regardé comme ayant été exposé dans le cadre de ses fonctions dans la marine nationale entre 1955 et 1988 à l'inhalation de poussières d'amiante.

9. Alors qu'il est admis, sur le plan scientifique, que l'inhalation de poussières d'amiante, sur une durée longue, peut, à plus ou moins long terme, et parfois vingt à trente ans après l'exposition, être la cause de cancers bronchiques mortels, il n'est pas contesté qu'à l'occasion d'un examen tomodensitométrique effectué le 13 mai 2013, des plaques pleurales calcifiées ont été diagnostiquées chez M. C.... Lors de l'expertise du 8 août 2014, le pneumologue qui l'a examiné a précisé que l'intéressé, qui ne fumait pas, ne présentait aucun état antérieur sur le plan respiratoire, et que les multiples plaques pleurales bilatérales en bonne partie calcifiées, mais sans atteinte significative du parenchyme pulmonaire, qu'il avait développées étaient imputables à une exposition asbestosique professionnelle prolongée. Eu égard à ce qui a été dit aux points 4 à 7, aux tâches ou travaux qui lui ont été confiés, aux conditions dans lesquelles il a été conduit à les exercer sans protection spécifique contre les risques d'inhalation de poussières d'amiante, à la durée de l'exposition ainsi qu'aux pathologies que celles-ci sont susceptibles de provoquer, M. C... apporte des éléments concordants précis attestant d'une probabilité suffisante, en l'absence d'autres facteurs, que la pathologie qui l'affecte soit en rapport avec son activité professionnelle et qu'elle s'est développée dans un délai de 25 ans après la fin de son exposition à ce risque. Dès lors, c'est à tort que pour rejeter sa demande la ministre des armées s'est fondée sur le fait qu'il n'apportait pas la preuve de l'imputabilité au service de sa pathologie.
10. Il résulte de tout ce qui précède que, M. C... est fondé à soutenir que la décision du 18 décembre 2015 de la ministre des armées refusant de lui accorder une pension militaire d'invalidité au titre des plaques pleurales calcifiées est entachée d'illégalité.

Sur les droits à pension de M. C... :

11. Eu égard à ce qui a été dit aux points 4 à 9, la ministre des armées procédera dans un délai de trois mois à compter de la notification du présent arrêt, à la liquidation des droits à pension militaire d'invalidité de M. C... à la date du 24 décembre 2013, au titre des plaques pleurales calcifiées qu'il a développées, sur la base du taux de 30 % retenu par l'expert et non contesté par la ministre.

Sur les frais liés au litige :

12. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat le versement à M. C... d'une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1905525 du tribunal administratif de Rennes du 3 février 2020 est annulé.
Article 2 : La décision du 18 décembre 2015 de la ministre des armées refusant d'accorder une pension militaire d'invalidité à M. C... au titre des plaques pleurales calcifiées qu'il présente est annulée.
Article 3 : La ministre des armées procédera, dans un délai de trois mois à compter de la notification du présent arrêt, à la liquidation des droits à pension militaire d'invalidité de M. C... à la date du 24 décembre 2013 au titre des plaques pleurales calcifiées qu'il présente sur la base d'un taux de 30 %.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de la ministre des armées est rejeté.
Article 5 : L'Etat versera à M. C... une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la ministre des armées et à M. B... C....


Délibéré après l'audience du 3 septembre 2021, à laquelle siégeaient :
- M. Gaspon, président de chambre,
- M. Coiffet, président-assesseur,
- Mme A..., première conseillère.


Rendu public par mise à disposition au greffe, le 21 septembre 2021.
La rapporteure,
V. GELARDLe président,
O. GASPON
La greffière,
P. CHAVEROUX


La République mande et ordonne à la ministre des armées en ce qui la concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.



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N° 20NT00994