Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 17/12/2021, 448614
Vu la procédure suivante :
M. B... K... a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner l'Etat à lui verser la somme de 35 000 euros en réparation des préjudices causés par la perte d'audition due à l'exposition au bruit dans l'exercice de ses fonctions. Par un jugement n° 1604919 du 19 novembre 2018, le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté cette demande.
Par un arrêt n° 19BX00464 du 12 novembre 2020, la cour administrative d'appel de Bordeaux a rejeté l'appel formé par M. K... contre ce jugement.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 12 janvier et 12 avril 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. K... demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code de la défense ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
- le rapport de M. Alexis Goin, auditeur,
- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, au cabinet Rousseau et Tapie, avocat de M. K... ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. K..., né le 30 août 1944, a été militaire dans l'armée de l'air du 1er octobre 1962 au 1er septembre 1992. L'exposition au bruit des réacteurs d'avions gros porteurs qu'il a subie dans le cadre de ses fonctions lui a causé une hypoacousie bilatérale de perception, pour laquelle il a s'est vu reconnaître le bénéfice d'une pension militaire d'invalidité au taux de 10 % par un jugement du 17 mars 1993 du tribunal départemental des pensions de l'Hérault, portée à 25 % puis à 100 % par un jugement du 8 avril 2013 du tribunal des pensions de Nouméa. Il a demandé, par un courrier du 22 février 2016, reçu le 24 février 2016, au ministre de la défense l'indemnisation des préjudices non réparés par cette pension. Sa demande ayant été implicitement rejetée, il a formé, le 3 juin 2016, un recours préalable devant la commission des recours des militaires, lequel a fait l'objet d'une décision implicite de rejet. Le tribunal administratif de Bordeaux a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 35 000 euros, assortie des intérêts, en réparation des préjudices, non réparés par la pension, causés par la perte d'audition due à l'exposition au bruit dans l'exercice de ses fonctions. Il se pourvoit en cassation contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux qui a rejeté son appel contre ce jugement.
2. En premier lieu, aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. ". Selon l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : (...) / Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance ; (...) ".
3. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 4123-2 du code de la défense : " Les militaires bénéficient des régimes de pensions ainsi que des prestations de sécurité sociale dans les conditions fixées par le code des pensions civiles et militaires de retraite, le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et le code de la sécurité sociale ". Aux termes de l'article L. 2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, dans sa version alors applicable : " Ouvrent droit à pension : 1° Les infirmités résultant de blessures reçues par suite d'évènements de guerre ou d'accidents éprouvés par le fait ou à l'occasion du service ; / 2° Les infirmités résultant de maladies contractées par le fait ou à l'occasion du service ; / 3° L'aggravation par le fait ou à l'occasion du service d'infirmités étrangères au service ; / 4° Les infirmités résultant de blessures reçues par suite d'accidents éprouvés entre le début et la fin d'une mission opérationnelle, y compris les opérations d'expertise ou d'essai, ou d'entraînement ou en escale, sauf faute de la victime détachable du service ".
4. En instituant la pension militaire d'invalidité, le législateur a entendu déterminer forfaitairement la réparation à laquelle les militaires victimes d'un accident de service peuvent prétendre, au titre de l'atteinte qu'ils ont subie dans leur intégrité physique, dans le cadre de l'obligation qui incombe à l'Etat de les garantir contre les risques qu'ils courent dans l'exercice de leur mission. Toutefois, si le titulaire d'une pension a subi, du fait de l'infirmité imputable au service, d'autres préjudices que ceux que cette prestation a pour objet de réparer, il peut prétendre à une indemnité complémentaire égale au montant de ces préjudices. Ces dispositions ne font pas non plus obstacle à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre l'Etat, dans le cas notamment où l'accident serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité.
5. En troisième lieu, aux termes de l'article L. 79 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, dans sa version alors applicable : " Les contestations auxquelles donne lieu l'application du présent livre et du livre II sont jugées en premier ressort par le tribunal départemental des pensions, ou le tribunal des pensions dans les collectivités d'outre-mer, et en appel par la cour régionale des pensions, ou la cour des pensions d' outre-mer dans les collectivités d'outre-mer, du domicile de l' intéressé. "
6. Il résulte des dispositions citées aux points 3 et 5 que le recours formé devant une juridiction statuant sur les contestations en matière de pensions militaires d'invalidité porte sur le fait générateur de la créance née dans le chef de l'Etat du fait d'une infirmité imputable au service, pour l'ensemble des préjudices liés à cette infirmité y compris ceux que la pension militaire d'invalidité n'a pas pour objet de réparer. Il s'ensuit que l'exercice d'un tel recours interrompt le cours de la prescription, par application de l'article 2 de la loi du 31 décembre 1968 citée au point 2, pour ceux des préjudices, non réparés par la pension militaire d'invalidité, pour lesquels le titulaire de la pension peut demander, ainsi qu'il a été dit au point 4, une indemnité complémentaire.
7. Pour estimer, après avoir relevé que l'infirmité dont souffre M. K... était consolidée au plus tard le 29 mai 2009, que la prescription de la créance née du préjudice non réparé par sa pension militaire d'invalidité était acquise le 22 février 2016, la cour administrative d'appel de Bordeaux a nécessairement retenu que le délai de prescription n'avait pas été interrompu par le recours de l'intéressé devant le tribunal des pensions de Nouméa, formé le 29 mai 2009 et jugé le 8 avril 2013, relatif au montant de la pension militaire d'invalidité qui lui avait été accordée à raison de cette infirmité. En statuant ainsi, alors qu'il résulte de ce qui a été dit au point 6 que le recours formé en matière de pensions militaires d'invalidité interrompt le cours de la prescription de la créance même à l'égard des préjudices que la pension n'a pas pour objet de réparer, la cour a commis une erreur de droit.
8. Par suite, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens du pourvoi, M. K... est fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque.
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à M. K... sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 12 novembre 2020 de la cour administrative d'appel de Bordeaux est annulé.
Article 2 : L'affaire est renvoyée devant la cour administrative d'appel de Bordeaux.
Article 3 : L'Etat versera la somme de 3 000 euros à M. K... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. B... K... et à la ministre des armées.
Délibéré à l'issue de la séance du 24 novembre 2021 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. I... J..., M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; M. E... N..., Mme A... L..., M. D... H..., M. F... M..., M. Jean-Yves Ollier, conseillers d'Etat et M. Alexis Goin, auditeur-rapporteur.
Rendu le 17 décembre 2021.
Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
Le rapporteur :
Signé : M. Alexis Goin
La secrétaire :
Signé : Mme G... C...