CAA de NANTES, 3ème chambre, 03/02/2023, 21NT02869, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme B... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes, d'une part, d'annuler la décision du ministre de l'intérieur du 26 juillet 2018 lui refusant le bénéfice de la protection fonctionnelle et, d'autre part, de condamner l'Etat à lui verser la somme de
30 000 euros en réparation des souffrances endurées, du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence qu'elle estime avoir subis à raison de la maladie professionnelle dont elle a été victime, ainsi qu'une somme de 5 000 euros au titre de ses frais de conseil.
Par un jugement n° 1804159 du 9 septembre 2021, le tribunal administratif de Rennes a rejeté ses demandes.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 13 octobre 2021, Mme B... C..., représentée par Me Buors, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 9 septembre 2021 du tribunal administratif de Rennes en tant qu'il a rejeté sa demande au titre de la réparation des souffrances endurées, du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence qu'elle estime avoir subis à raison de la maladie professionnelle qu'elle a contractée ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 24 juillet 2018, en réparation de ces préjudices ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros au titre de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le jugement attaqué est insuffisamment motivé ;
- la responsabilité sans faute de l'Etat au titre de la maladie professionnelle qu'elle a contractée lui ouvre droit à la réparation des souffrances endurées, du préjudice
moral, des troubles dans les conditions d'existence qui en ont découlés et qui doivent être évalués à une somme globale de 30 000 euros.
Par une ordonnance du 28 septembre 2022, la clôture de l'instruction a été fixée au même jour en application du dernier alinéa de l'article R. 613-1 du code de justice administrative.
Un mémoire présenté par le ministre de l'intérieur et des outre-mer a été enregistré le
4 janvier 2023.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des pensions civile et militaire de retraite ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n° 86-16 du 11 janvier 1984 ;
- l'arrêté du 28 décembre 2017 du ministre de l'intérieur portant délégation de pouvoir en matière de recrutement et de gestion des personnels administratifs du ministère de l'intérieur ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. A...,
- les conclusions de M. Berthon, rapporteur public,
- et les observations de Me Buors, représentant Mme C....
Considérant ce qui suit :
1. Mme C..., adjointe administrative, affectée à la sous-préfecture de ..., a été placée en congé de longue durée à compter du 13 décembre 2010. Par un arrêté du 18 février 2015, le préfet des Côtes d'Armor a reconnu l'imputabilité au service de sa pathologie.
Le 18 juin 2015, elle a sollicité le bénéfice de la protection fonctionnelle au titre du harcèlement moral dont elle déclare avoir été victime. Par décision du 21 septembre 2015, un refus a été opposé à cette demande par le ministre de l'intérieur. Mme C... a contesté cette décision devant le tribunal administratif de Rennes qui l'a annulée par un jugement du 18 avril 2018. Le 24 juillet suivant, elle a demandé au ministre de l'intérieur qu'il exécute ce jugement, qu'il procède à un nouvel examen de sa demande et l'indemnise de ses préjudices. Le 26 juillet 2018, le ministre a refusé de lui accorder le bénéfice de la protection fonctionnelle. Mme C... a alors demandé au tribunal l'annulation de cette nouvelle décision et la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 30 000 euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis à raison de la maladie professionnelle dont elle a été victime, ainsi qu'une somme de 5 000 euros au titre des frais de conseil qu'elle a exposés. Par un jugement du 9 septembre 2021, le tribunal administratif de Rennes a rejeté ses demandes. Mme C... relève appel du jugement en tant qu'il a rejeté sa demande de condamnation de l'Etat au versement d'une somme de 30 000 euros en réparation des souffrances endurées, du préjudice moral et des troubles dans les conditions d'existence qu'elle estime avoir subis à raison de la maladie professionnelle qu'elle a contractée.
Sur les conclusions à fin d'indemnisation :
En ce qui concerne la fin de non-recevoir opposée par le préfet des Côtes-d'Armor en première instance à la demande de Mme C... :
2. Aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative, dans sa rédaction alors en vigueur : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. / Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle. ". Les termes du second alinéa de l'article R. 421-1 du CJA n'impliquent pas que la condition de recevabilité de la requête tenant à l'existence d'une décision de l'administration s'apprécie à la date de son introduction. Cette condition doit être regardée comme remplie si, à la date à laquelle le juge statue, l'administration a pris une décision, expresse ou implicite, sur une demande formée devant elle.
3. Il résulte de l'instruction que Mme C... a, par un courrier du 24 juillet 2018, adressé par son conseil au ministre de l'intérieur, et reçu le 27 juillet 2018, non seulement sollicité du ministre l'exécution du jugement du 18 avril 2018 afin qu'il réexamine sa demande de protection fonctionnelle, mais encore formé une réclamation indemnitaire sur le fondement notamment de la responsabilité sans faute de l'Etat au titre de la maladie professionnelle contractée et tendant au versement d'une indemnité d'une montant de 30 000 euros en réparation des préjudices subis. Dans les circonstances de l'espèce, le silence gardé par l'administration sur la réclamation du 24 juillet 2018 a fait naître une décision implicite de rejet de cette réclamation. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par le préfet des Côtes-d'Armor à la demande la requérante et tirée de l'absence de décision liant le contentieux doit être écartée.
En ce qui concerne l'exception de prescription quadriennale opposée par le préfet des Côtes-d'Armor en première instance à la demande de Mme C... :
4. Aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d'un comptable public ". S'agissant d'une créance indemnitaire détenue sur une collectivité publique au titre d'un dommage corporel engageant sa responsabilité, le point de départ du délai de prescription prévu par ces dispositions est le premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les infirmités liées à ce dommage ont été consolidées. Il en est ainsi pour tous les postes de préjudices, aussi bien temporaires que permanents, qu'ils soient demeurés à la charge de la victime ou aient été réparés par un tiers.
5. L'imputabilité au service de la pathologie dont souffre la requérante a été reconnue par un arrêté du préfet des Côtes-d'Armor du 18 février 2015. L'intéressée était alors en congé pour maladie et l'est restée jusqu'à sa mise à la retraite pour invalidité en décembre 2018. Dans ces circonstances, il résulte de l'instruction et notamment du courrier du préfet du 8 juin 2015, que l'état de santé de l'intéressée ne pouvait être regardé comme consolidé en 2015. Dès lors, la créance en litige n'était pas prescrite, lorsque Mme C... a formé en juillet 2018 sa réclamation indemnitaire. L'exception de prescription quadriennale opposée par le préfet doit donc être écartée.
En ce qui concerne les préjudices subis par Mme C... en raison de sa maladie professionnelle :
6. Les dispositions des articles L. 27 et L. 28 du code des pensions civiles et militaires de retraite et 65 de la loi du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique de l'Etat qui instituent, en faveur des fonctionnaires victimes d'accidents de service ou de maladies professionnelles, une rente viagère d'invalidité en cas de mise à la retraite et une allocation temporaire d'invalidité en cas de maintien en activité doivent être regardées comme ayant pour objet de réparer les pertes de revenus et l'incidence professionnelle résultant de l'incapacité physique causée par un accident de service ou une maladie professionnelle. Les dispositions instituant ces prestations déterminent forfaitairement la réparation à laquelle les fonctionnaires concernés peuvent prétendre, au titre de ces chefs de préjudice, dans le cadre de l'obligation qui incombe aux collectivités publiques de garantir leurs agents contre les risques qu'ils peuvent courir dans l'exercice de leurs fonctions. Ces dispositions ne font en revanche obstacle ni à ce que le fonctionnaire qui subit, du fait de l'invalidité ou de la maladie, des préjudices patrimoniaux d'une autre nature ou des préjudices personnels, obtienne de la personne publique qui l'emploie, même en l'absence de faute de celle-ci, une indemnité complémentaire réparant ces chefs de préjudice ni à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre la collectivité, dans le cas notamment où l'accident ou la maladie serait imputable à une faute de nature à engager la responsabilité de cette collectivité.
7. Il résulte de l'instruction que la pathologie reconnue comme imputable au service dont souffre la requérante est caractérisée par un état anxio-dépressif marqué par de la tristesse, une forte anxiété, des troubles du sommeil, des ruminations morbides, une irritabilité, une aboulie, un apragmatisme et un anhédonisme ainsi qu'une perte d'efficience intellectuelle et des facultés de concentration. Cette pathologie a nécessité de très nombreux arrêts de travail reconnus comme imputables au service, ainsi que plusieurs hospitalisations en milieu psychiatrique, l'intéressée ayant fait quatre tentatives de suicide. Elle a eu comme autres répercussions une dévalorisation de soi, un sentiment de carrière interrompue brutalement par la faute d'autrui, une perte d'espoir, une prise de poids et un arrêt de l'activité sexuelle. En outre, Mme C... s'est vu reconnaître en 2018 un taux d'incapacité physique permanente de 44%.
8. Eu égard aux éléments exposés au point précédent, il sera fait une juste appréciation des préjudices subis par Mme C... en lui allouant des sommes de
5 000 euros au titre du préjudice moral, de 5 000 au titre des souffrances endurées, ainsi qu'une somme de 15 000 euros au titre des divers troubles subis dans ses conditions d'existence.
9. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner la régularité du jugement attaqué, que Mme C... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande de condamnation de l'Etat à l'indemniser des préjudices subis à raison de la maladie professionnelle qu'elle a contractée. Il en résulte que l'Etat doit être condamné à lui verser une somme de 25 000 euros à ce titre.
Sur les intérêts :
10. La requérante a droit aux intérêts au taux légal sur la somme que l'Etat est condamné à lui verser par le présent arrêt à compter du 27 juillet 2018, date de réception de sa réclamation indemnitaire.
Sur les frais d'instance :
11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce de mettre à la charge de l'Etat, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par Mme C... et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du 9 septembre 2021 du tribunal administratif de Rennes est annulé en tant qu'il a rejeté la demande de Mme C... tendant à l'indemnisation des préjudices subis du fait de la maladie professionnelle qu'elle a contractée.
Article 2 : L'Etat versera la somme de 25 000 euros à Mme C... en réparation de ses préjudices. Cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 27 juillet 2018.
Article 3 : L'Etat versera la somme de 1 500 euros à Mme C... en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... C... et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Délibéré après l'audience du 19 janvier 2023, à laquelle siégeaient :
- M. Salvi, président,
- Mme Brisson, présidente-assesseure,
- M. Catroux, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 3 février 2023.
Le rapporteur,
X. A...Le président,
D. SALVI
La greffière,
A. MARTIN
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 21NT02869