CAA de NANTES, 6ème chambre, 20/06/2023, 22NT00780, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Rennes, d'une part, d'annuler la décision du 24 janvier 2019 par laquelle la ministre des armées a rejeté sa demande tendant à l'octroi d'une pension militaire d'invalidité, d'autre part, de fixer le taux de son invalidité à 30 pour cent et enfin, d'ordonner une expertise.
Par un jugement n° 1905868 du 17 janvier 2022, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 14 mars 2022, M. B..., représenté par Me Munos, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Rennes du 17 janvier 2022 ;
2°) de fixer l'invalidité au taux de 30 % et juger que sa pension militaire d'invalidité ainsi calculée doit prendre effet au 15 novembre 2016 ;
3°) d'ordonner une expertise afin de déterminer son taux d'invalidité ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1200 euros à verser à son conseil sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Il soutient que :
- c'est à tort que la ministre des armées a retenu un taux d'invalidité inférieur à 10% ;
- il a développé un intense syndrome anxiodépressif en lien avec le service, ainsi que le tribunal administratif de Rennes l'a été retenu dans son jugement définitif du 26 mai 2016. Il avait, en effet, fait état d'une situation de souffrance au travail, sur plusieurs années, avec dégradation de son état de santé, et installation d'un syndrome anxiodépressif réactionnel important ; durant l'année 2012, et jusqu'à son admission en congé de longue durée pour maladie, le médecin Chef du GBD de Brest Lorient a constaté après consultations - janvier 2012/février 2013 - un état dépressif et une souffrance en lien avec le travail, puis son aggravation, la mise en place d'un traitement médicamenteux et a émis un avis favorable pour la mise en place d'un CLD ; le taux qui lui est attribué, inférieur à 10%, correspond sur l'échelle du Guide barème à " une absence de troubles décelables ". Or, cette appréciation est erronée si l'on tient compte de l'ancienneté de la pathologie (depuis 2011), de la chronicisation des symptômes, toujours actuels à ce jour ;
-si le tribunal a retenu que l'intensité ou la chronicisation des troubles décrit par l'intéressé ne seraient pas documentés, ou corroborés par des pièces médicales, il produit afin de pouvoir éclairer la cour sur les points faisant difficultés, l'expertise psychiatrique du docteur C... en date du 2 août 2021, ordonnée par le tribunal administratif de Rennes par une ordonnance du 20 octobre 2020.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 mars 2023, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.
Elle soutient que les moyens soulevés par M. B... ne sont pas fondés et fait valoir que les conclusions de l'expertise psychiatrique du 2 août 2021 ne peuvent être utilement invoquées car les constatations faites sont postérieures de 5 ans à la date de la demande de pension militaire d'invalidité.
Un nouveau mémoire pour M. B... a été enregistré le 10 mai 2023 et n'a pas été communiqué.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des pension militaire d'invalidité et des victimes de la guerre ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Coiffet,
- les conclusions de Mme Malingue, rapporteure publique,
- et les observations de Me Munos, représentant M. B....
Considérant ce qui suit :
1. M. A... B..., capitaine de gendarmerie né le 31 mars 1956, a été rayé des contrôles le 1er juin 2014. Il a sollicité, le 15 novembre 2016, le bénéfice d'une pension militaire d'invalidité pour une dépression grave réactionnelle à une souffrance au travail. Par une décision du 24 janvier 2019, la ministre des armées a rejeté sa demande au motif que l'infirmité " Séquelles d'un épisode dépressif réactionnel : quelques troubles du sommeil, ruminations " était inférieure au minimum indemnisable de 10 % requis pour l'ouverture du droit à pension. M. B... a saisi le tribunal des pensions militaires d'invalidité de Rennes, qui a transféré sa requête au tribunal administratif de Rennes devenu compétent par l'effet de la loi. L'intéressé relève appel du jugement du 17 janvier 2022 par lequel le tribunal administratif a rejeté sa demande.
Sur les conclusions à fin d'annulation :
2. Aux termes de l'article L. 4 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre dans sa rédaction en vigueur à la date de la demande présentée par M. B... : " Les pensions sont établies d'après le degré d'invalidité. / Sont prises en considération les infirmités entraînant une invalidité égale ou supérieure à 10 %. / Il est concédé une pension : (...) 3° Au titre d'infirmité résultant exclusivement de maladie, si le degré d'invalidité qu'elles entraînent atteint ou dépasse : 30 % en cas d'infirmité unique ; / 40 % en cas d'infirmités multiples. ". Aux termes de l'article L. 10 de ce code dans sa rédaction alors applicable : " Les degrés de pourcentage d'invalidité figurant aux barèmes prévus par le quatrième alinéa de l'article L. 9 sont : / a) Impératifs, en ce qui concerne les amputations et les exérèses d'organe ; / b) Indicatifs dans les autres cas. Ils correspondent à l'ensemble des troubles fonctionnels et tiennent compte, quand il y a lieu, de l'atteinte de l'état général. ". Aux termes du guide barème, s'agissant des troubles psychiques de guerre : " Dans cette échelle, en pratique expertale, on peut distinguer six niveaux de troubles de fonctionnement décelables, qui seront évalués comme suit : / - absence de troubles décelables 0 p. 100 ; / - troubles légers : 20 p. 100 ; / - troubles modérés : 40 p. 100 ; (...) En pratique expertale, les critères constitutifs de l'évaluation de l'invalidité comprendront : / 1. La souffrance psychique : l'expert l'appréciera à partir de l'importance des troubles, de leur intensité et de leur richesse symptomatique. Cette souffrance est éprouvée consciemment ou non par le sujet et/ou perçue par l'entourage ; / 2. La répétition : elle s'exprime, au sens psychopathologique, par des troubles au long cours ou rémittents ; (...) ".
3. M. B... soutient que son état psychique, au moment du dépôt de sa demande, va bien au-delà des quelques troubles de sommeil et de ruminations relatives à sa carrière professionnelle et que sa symptomatologie est particulièrement importante et provoque un retentissement majeur dans la conduite de sa vie, de sorte que le taux initialement fixé par l'expert de 30% apparaitrait particulièrement adapté.
4. Il résulte de l'instruction que l'expert ayant examiné M. B..., le 4 juillet 2018, a, après avoir conclu à un épisode dépressif réactionnel, fixé le taux de l'invalidité à 30% correspondant à " des troubles légers à modérés ". L'administration, après avoir recueilli l'avis émis le 1er octobre 2018 par la commission consultative médicale, a toutefois estimé, par la décision contestée du 24 janvier 2019, que ces troubles n'avaient pas le caractère de " troubles légers " et a fixé le taux de l'invalidité à moins de 10%. Il résulte de l'instruction que si l'expert avait constaté que l'intéressé avait subi un épisode dépressif en 2011, traité en 2013 par antidépresseur, hypnotique et anxiolytique, et qu'il avait à cette époque bénéficié d'un suivi psychiatrique et psychothérapeutique, sans recours à l'hospitalisation, il avait également relevé, à la date de l'expertise, que M. B... ne prend plus de traitement mais conserve quelques troubles du sommeil et ressasse régulièrement un sentiment de " gâchis " de sa fin de carrière. Ces seules constatations ne permettent pas de remettre en cause l'appréciation de l'état de santé de M. B... retenu par le ministre dans la décision litigieuse.
5. Pour établir l'intensité des troubles qui persistent, M. B... a versé aux débats, d'une part, plusieurs certificats médicaux établis par le psychanalyste qui le suit : le premier, du mois d'août 2017, mentionnant " de sérieuses angoisses et des troubles du sommeil " nécessitant une consultation mensuelle, le second, du mois de mai 2018, mentionnant " une à deux consultations tous les deux mois " dont l'intéressé n'avait pas fait mention lors de l'expertise et, enfin, un certificat du mois de décembre 2019. Ce dernier certificat, qui relate en des termes peu circonstanciés la situation de M. B... à cette date, ne peut être retenu pour décrire son état à l'automne 2016. Quant aux constatations faites au mois d'août 2017 puis au mois de mai 2018, soit antérieurement à l'expertise évoquée au point précédent, il n'est pas soutenu qu'elles n'auraient pas été prises en compte par l'expert. Il résulte au contraire de l'instruction que l'intéressé n'est plus dans son milieu professionnel depuis son placement en congé de longue durée en avril 2013 suivi de sa mise en retraite en 2014, et qu'il avait arrêté son suivi médical à la date de la demande de pension. Enfin, l'intensité des troubles décrits ne correspond pas non plus, comme l'ont rappelé les premiers juges, aux déclarations de l'intéressé devant l'expert et l'intensité des troubles du sommeil et d'angoisse n'est pas caractérisée par le psychanalyste.
6. Devant la cour, M. B... a d'autre part, versé aux débats une expertise psychiatrique du 2 août 2021 ordonnée par le tribunal administratif de Rennes le 20 octobre 2020 pour éclairer un litige relatif à une demande complémentaire d'indemnisation des préjudices à caractère personnel non couverts par l'octroi d'une pension militaire d'invalidité. Cet expert rappelle, après examen de M. B... et avoir pris connaissance de l'ensemble des éléments médicaux, que " l'intéressé a présenté à compter du 7 janvier 2011 des troubles anxieux et dépressifs réactionnels, directement liés au ressenti traumatique précisément attribué à une situation significative remettant en cause son identité et ses engagements professionnels " (...), qu'" il a été atteint par le déclenchement d'une symptomatologie majeure à la suite d'évènements traumatiques vécus dans son entourage professionnel (...) " et que " ces données cliniques d'un vécu hostile ne relèvent pas d'une construction pathologique d'un registre psychotique ". Toutefois, seules les constatations qui permettent d'apprécier l'état de santé de M. B... à la date à laquelle ce dernier a présenté sa demande d'allocation de pension militaire d'invalidité doivent être prise en compte. A cet égard, on doit relever que l'expert psychiatre, au titre de ses conclusions, indique, d'une part, que " le syndrome dépressif majeur dont a souffert M. B... (...) a justifié des médications spécifiques et la prise en charge ambulatoire assurée de façon continue jusqu'à début 2015 puis ponctuellement " et d'autre part, que " de fait, à compter de mai 2016, où son état peut être désigné comme stabilisé, il a, des éléments de sa personnalité apparaissant également modifiés, souffert des troubles résiduels, difficultés de sommeil, avec cauchemars, réviviscences anxieuses en situation, qui peuvent être qualifiés de traumatiques ". L'expert a également relevé des envies et investissements moindres dans sa vie quotidienne ainsi que des changements dans sa vie sexuelle et l'interruption de toutes les activités sportives qui occupaient pourtant une place importante dans sa vie. Sur la base de ces différents éléments et constatations qui rendent compte de l'état de santé, au demeurant stabilisé, de M. B... à une époque contemporaine de sa demande de pension militaire et établissent l'existence des troubles chroniques " légers à modérés " dont souffre l'intéressé, il y a lieu, d'une part, de considérer que c'est par une inexacte appréciation que la ministre des armées a estimé, par la décision contestée du 24 janvier 2019, que l'infirmité résultant des séquelles de dépression qu'il présentait ne permettait pas l'ouverture du droit à pension. D'autre part, il y a lieu de fixer à un taux de 30%, l'infirmité dont est atteint M. B....
7. Il résulte de tout ce qui précède, tout d'abord, que M. B... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande dirigée contre la décision du 24 janvier 2019 rejetant sa demande de pension militaire, ensuite, que cette décision est illégale et, enfin, que le taux de son infirmité doit être fixé à 30% au 15 novembre 2016.
Sur les frais liés au litige :
8. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat, partie perdante dans la présente instance, le versement d'une somme de 1200 euros au conseil de M. B... au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1905868 du 17 janvier 2022 du tribunal administratif de Rennes et la décision du 24 janvier 2019 de la ministre des armées rejetant la demande de pension militaire d'invalidité sont annulés.
Article 2 : Le taux de l'infirmité de M. B... est fixé à 30% au 15 novembre 2016.
Article 3 : Il est alloué à M. B... une pension militaire d'invalidité à titre provisoire au taux de 30% pour une durée de trois ans, à compter du 15 novembre 2016, au titre des séquelles d'un épisode dépressif réactionnel.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : L'Etat versera une somme de 1200 euros au conseil de M. B... sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 2 juin 2023, à laquelle siégeaient :
- M. Gaspon, président,
- M. Coiffet, président-assesseur,
- Mme Gélard, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 20 juin 2023.
Le rapporteur,
O. COIFFETLe président,
O. GASPON
La greffière,
I. PETTON
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui la concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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