COUR ADMINISTRATIVE D'APPEL DE LYON, 6ème chambre - formation à 3, 10/12/2009, 07LY01621, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision10 décembre 2009
Num07LY01621
JuridictionLyon
Formation6ème chambre - formation à 3
PresidentMme SERRE
RapporteurM. Vincent-Marie PICARD
CommissaireMme MARGINEAN-FAURE
AvocatsBITTON

Vu, enregistrée le 27 juillet 2007, la requête présentée pour M. Pierre-Daniel A, domicilié ... ;
Il demande à la Cour :
1°) l'annulation de l'ordonnance n° 0700463 du 24 mai 2007 du président de la 2ème chambre du Tribunal administratif de Clermont Ferrand qui a rejeté sa demande tendant à la condamnation in solidum de la Société nationale des chemins de fer (SNCF) et de l'Etat tendant au paiement d'une somme de 300 000 euros à titre de dommages intérêts en réparation du préjudice résultant pour lui de l'arrestation de son père en juin 1944 à raison de ses activités de résistance et de sa déportation en Allemagne où il décèdera ;
2°) de faire droit à sa demande en assortissant l'indemnité des intérêts légaux et de la capitalisation des intérêts à compter de la demande préalable ;

3°) de mettre à la charge de la Société nationale des chemins de fer et de l'Etat, chacun, une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Il soutient que :

- la juridiction administrative était compétente pour connaître de son action contre la SNCF qui participait au service public des transports et exerçait des prérogatives de puissance publique ;
- la SNCF agissait pour le compte de l'Etat dans le transport des victimes vers les camps alors qu'elle n'y était pas obligée ;
- elle disposait d'un monopole et c'est dans ce cadre qu'elle a transporté son père vers le camp de Compiègne ;
- elle n'agissait pas dans le cadre d'un service public industriel et commercial mais d'un service administratif, aucun contrat n'existant entre les victimes et elle ;
- la demande initiale contre l'Etat évoquait des faits suffisamment précis pour qu'elle ne soit pas jugée irrecevable, notamment le fait que son père était interné au camp de Compiègne sous la garde d'agents français ;
- l'Etat, par l'intermédiaire du gouvernement de Vichy, a commis des fautes de service en internant les victimes dans des camps sous sa surveillance et en les remettant aux autorités allemandes, alors que rien ne l'y contraignait ;
- la SNCF, qui jouissait d'une certaine marge de manoeuvre, a joué un rôle déterminant dans le processus d'internement et de déportation ;
- la SNCF a facturé à l'Etat les transports de victimes ;
- il a subi un préjudice personnel important du fait de la disparition de son père, accru par la misère financière de sa famille ;
Vu l'ordonnance attaquée ;
Vu, enregistré le 20 mai 2009, le mémoire en défense présenté par le ministre de la défense qui conclut au rejet de la requête ;
Il expose que, par un avis n° 315499 du 16 février 2009, le Conseil d'Etat a traité les questions soulevées par la présente affaire ;
Vu, enregistré le 28 août 2009, le mémoire complémentaire présenté pour M Pierre-Daniel A qui, par les mêmes moyens, conclut aux mêmes fins que précédemment, soutenant en outre que :

- l'action contre l'Etat, qui a pour objet la réparation des conséquences civiles de faits constitutifs de complicité de crimes contre l'humanité, est imprescriptible ;
- cette action n'est pas prescrite dés lors qu'il ignorait jusqu'à l'arrêt Papon l'existence de sa créance sur l'Etat ;
- à la date à laquelle il a eu connaissance de ses dommages le droit français, qui les imputait au gouvernement de Vichy, lui interdisait de rechercher utilement la responsabilité de l'Etat ;
- ce n'est qu'en 2002 que le Conseil d'Etat a reconnu la responsabilité de l'Etat ;
- la prescription ne serait acquise qu'au 31 décembre 2008, dans un délai de 4 ans suivant l'intervention de l'arrêt Papon ;
- le droit au procès équitable et le principe de sécurité juridique s'opposent à ce que l'arrêt Pelletier soit retenu comme mettant fin à l'ignorance de la créance contre l'Etat et seule sa date de publication au Recueil Lebon pourrait être retenue comme point de départ du délai de prescription ;
- il n'a jamais perçu d'indemnité au titre de l'accord du 15 juillet 1960 entre la République française et la République fédérale d'Allemagne ;
- cet accord n'est applicable qu'aux victimes de persécutions national socialistes commises par des ressortissants allemands ;
- le décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000 modifié par le décret du 27 juillet 2004 qui met en place une indemnisation des orphelins de père ou de mère morts en déportation est discriminatoire et ne prévoit pas d'indemnisation des préjudices personnels ;
- il a droit à indemnisation en vertu de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Vu le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
Vu le décret n°2004-751 du 27 juillet 2004 instituant une aide financière en reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents ont été victimes d'actes de barbarie durant la deuxième guerre mondiale ;
Vu le décret-loi du 31 août 1937 portant réorganisation du régime des chemins de fer ;
Vu le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique du 19 novembre 2009 :
- le rapport de M. Picard, premier conseiller ;
- et les conclusions de Mme Marginean-Faure, rapporteur public ;
Considérant que M. Jean François B, qui était né en 1900 à Paulhac (Haute Garonne), a été arrêté le 24 juin 1944 à Murat (Cantal) par les troupes allemandes à raison de son appartenance au réseau des Forces françaises de l'intérieur ; qu'après avoir été transféré et détenu à Clermont Ferrand jusqu'au 15 juillet 1944 puis au camp d'internement de Compiègne, il a été déporté en Allemagne au camp de concentration de Neuengamme ; qu'il a été déclaré mort en déportation ; que son fils, M. Pierre-Daniel A a recherché la responsabilité solidaire de l'Etat et de la Société nationale des chemins de fer (SNCF) devant le Tribunal administratif de Clermont Ferrand en réparation du préjudice résultant pour lui de la mort de son père ; que, par une ordonnance du 24 mai 2007 le président de la 2ème chambre a rejeté sa demande sur le fondement des 2° et 7° de l'article R. 222-1 du code de justice administrative ;

Considérant qu'aux termes de l'article R. 222-1 du code de justice administrative : Les présidents de tribunal administratif et de cour administrative d'appel, le vice-président du tribunal administratif de Paris et les présidents de formation de jugement des tribunaux et des cours peuvent, par ordonnance : ... 2° Rejeter les requêtes ne relevant manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative ; ... 7° Rejeter, après l'expiration du délai de recours ou, lorsqu'un mémoire complémentaire a été annoncé, après la production de ce mémoire, les requêtes ne comportant que ... des moyens qui ne sont assortis que de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ou ne sont manifestement pas assortis des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé ... ;
Sur les conclusions dirigées contre la SNCF :
Considérant que le juge administratif n'est compétent pour connaître de conclusions tendant à mettre en jeu la responsabilité pour faute d'une personne morale de droit privé que si le dommage se rattache à l'exercice par cette personne morale de droit privé de prérogatives de puissance publique qui lui ont été conférées pour l'exécution de la mission de service public dont elle a été investie ;
Considérant que la SNCF était à l'époque des faits une personne privée chargée, dans le cadre de la convention approuvée par le décret-loi susvisé du 31 août 1937, du service public industriel et commercial des transports ferroviaires ; qu'elle avait, à ce titre, été placée à la disposition des autorités d'occupation allemandes entre 1940 et 1944 et utilisée par les forces d'occupation pour les opérations de transport vers des camps de déportation de personnes arrêtées et détenues notamment à raison de leur engagement dans la résistance ; que les conditions de réalisation de ces opérations, qui n'avaient pas donné lieu à la conclusion par la SNCF d'une convention spéciale les organisant dans leur ensemble, étaient fixées par l'occupant et mises en oeuvre par les autorités de l'Etat ; qu'enfin, les représentants allemands exerçaient le commandement et la surveillance armée des convois avec, parfois, le concours des forces de sécurité publique ; que la SNCF, qui ne disposait d'aucune autonomie dans l'organisation de ces opérations, ne peut être regardée comme ayant agi, pour l'exécution de telles opérations, dans l'exercice de prérogatives de puissance publique comme ayant assuré, pour le besoin de ces opérations, un service public administratif ; que les dommages dont M. A demande réparation, en dépit de la situation de monopole détenue par la SNCF, n'ont pas pour origine l'exercice de prérogatives de puissance publique et mettent en cause la responsabilité d'une personne morale de droit privé ; que, dès lors, contrairement à ce que soutient M. A, en écartant ses conclusions dirigées contre la SNCF comme ne relevant manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative au sens du 2° de l'article R. 222-1 du code de justice administrative, le président de la 2ème chambre du Tribunal n'a pas entaché l'ordonnance attaquée d'irrégularité ;
Sur les conclusions dirigées contre l'Etat :
Considérant que dans sa demande devant le Tribunal M. A soutenait, à l'appui de ses conclusions indemnitaires contre l'Etat, que l'administration française, qui avait la garde de la prison et du camp où son père avait été interné et qui avait permis sa déportation en Allemagne, avait commis une faute de service de nature à engager la responsabilité de l'Etat ; que, dans ces circonstances, ces conclusions ne pouvaient être regardées comme ne comportant que des moyens assortis de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ou manifestement pas assortis des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé au sens du 7° de l'article R. 222-1 du code de justice administrative ; qu'ainsi, comme le soutient M. A, l'ordonnance attaquée, qui est irrégulière sur ce point, doit, dans la mesure où elle se prononce sur ces conclusions indemnitaires contre l'Etat, être annulée ;
Considérant qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur les conclusions susmentionnées de la demande présentée par M. A devant le Tribunal administratif de Clermont Ferrand ;

Considérant que pour compenser les préjudices matériels et moraux subis par les victimes de la déportation et par leurs ayants droit, l'Etat a pris une série de mesures, telles que des pensions, des indemnités, des aides ou des mesures de réparation ; qu'en particulier, aux termes de l'article 1 du décret susvisé du 27 juillet 2004 : Toute personne, dont la mère ou le père, de nationalité française ou étrangère, a été déporté, à partir du territoire national, durant l'occupation pour les motifs et dans les conditions mentionnées aux articles L. 272 et L. 286 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, et a trouvé la mort en déportation, a droit à une mesure de réparation, conformément aux dispositions du présent décret, si elle était mineure de vingt et un ans au moment où la déportation est intervenue. Ce régime bénéficie également aux personnes, mineures de moins de vingt et un ans au moment des faits, dont le père ou la mère, de nationalité française ou étrangère, a, durant l'Occupation, été exécuté dans les circonstances définies aux articles L. 274 et L. 290 du même code ; qu'en vertu de l'article 2 de ce même décret : La mesure de réparation prend la forme, au choix du bénéficiaire, d'une indemnité au capital de 27 440,82 euros ou d'une rente viagère de 468,78 euros par mois ... ; que ce dispositif doit être regardé comme ayant permis l'indemnisation des préjudices de toute nature causés par les actions de l'Etat ayant concouru à la déportation, aux enfants de déportés qui entrent dans son champ ; que, dès lors, M. A qui, étant né en janvier 1944 et fils d'un membre des forces françaises de l'Intérieur mort en déportation, est éligible à ce dispositif, ne saurait faire valoir d'autres droits que ceux qui en découlent ; qu'il ne saurait à cet égard soutenir utilement que, faute de jouer autrement qu'en cas de disparition d'un père ou d'une mère en déportation, ce dispositif serait entaché de discrimination illégale ; qu'en outre M. A, qui n'allègue pas avoir cherché à obtenir réparation sur le fondement des dispositions précitées, ne saurait soutenir, en toute hypothèse, que ces dernières le priveraient du droit à un procès équitable ; qu'enfin, il ne démontre pas que ce dispositif, qui doit être regardé comme lui assurant la réparation intégrale de ses préjudices, ne permettrait pas son indemnisation dans des conditions conformes au protocole additionnel n° 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que les conclusions de M. A tendant à la condamnation de l'Etat ne peuvent dès lors qu'être rejetées ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les conclusions formées par M. A sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées ;
DECIDE :
Article 1er : L'ordonnance du président de la 2ème chambre du Tribunal administratif de Clermont Ferrand du 24 mai 2007, dans la mesure où elle se prononce sur les conclusions indemnitaires présentées par M. A contre l'Etat, est annulée.
Article 2 : Les conclusions de M. A tendant à la condamnation de l'Etat sont rejetées.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. Pierre-Daniel A, à la Société nationale des chemins de fer français, au ministre de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de l'aménagement du territoire, au ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales et au ministre de la défense.
Délibéré après l'audience du 19 novembre 2009 à laquelle siégeaient :
Mme Serre, présidente de chambre,
Mme Verley-Cheynel, président-assesseur,
M. Picard, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 10 décembre 2009.


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