CAA de BORDEAUX, , 20/07/2017, 17BX01260, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. C...E...a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Toulouse de condamner l'Etat à lui verser une provision de 65 473 euros à valoir sur la réparation du préjudice subi du fait des fautes commises par le préfet de la Haute-Garonne dans l'examen de sa demande de titre de séjour du 14 janvier 2014 et de mettre à la charge de l'Etat les dépens ainsi qu'une somme de 2 000 euros à verser à son conseil en application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Par une ordonnance n° 1700896 du 31 mars 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a condamné l'Etat à verser à M. E...une provision de 1 500 euros et à MeA..., son avocat, une somme de 1 500 euros en application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 et a rejeté le surplus des conclusions de la demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 19 avril 2017, M.E..., représenté par MeA..., demande à la cour :
1°) de réformer l'ordonnance du 31 mars 2017 ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser une provision de 30 473 euros en réparation de son préjudice financier, une provision de 15 000 euros en réparation du trouble subi dans ses conditions d'existence et une provision de 20 000 euros en réparation de son préjudice moral ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat les dépens ainsi qu'une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ou au titre du seul article L. 761-1 du code de justice administrative s'il n'était pas admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle.
Il soutient que :
- l'arrêté du préfet de la Haute-Garonne du 16 février 2015 portant refus de séjour et obligation de quitter le territoire français a été annulé par le tribunal administratif pour erreur manifeste d'appréciation ; cette décision est fautive et engage donc la responsabilité de l'Etat ; l'administration l'a illégalement maintenu dans une situation de grande précarité jusqu'au 29 juillet 2016, date de délivrance d'un titre de séjour ; compte tenu du retard pris par l'administration, il a été obligé de solliciter peu après un nouveau rendez-vous pour obtenir le renouvellement de ce titre de séjour ; l'administration n'a pas respecté le délai fixé par le tribunal pour la délivrance du titre et l'a maintenu pendant plus d'un an sous autorisation provisoire de séjour de très courte durée sans autorisation de travail ; la chose jugée a donc été méconnue ;
- c'est à tort que le premier juge a limité sa période d'indemnisation à la période du 16 février 2015 au 29 juillet 2016 ; peu importe à cet égard que le jugement d'annulation n'ait pas sanctionné une durée anormale d'instruction de la demande ; il ne peut lui être fait grief de ne pas avoir contesté une décision implicite de refus de remise d'un récépissé de demande de carte de séjour ; ayant demandé une admission exceptionnelle au séjour, il n'était pas éligible à la délivrance d'un récépissé ; même dans le cas contraire, le juge aurait dû lui reconnaître un droit à indemnisation du fait de la faute de l'administration à ne pas lui avoir délivré un récépissé ; est également indifférente pour son droit à indemnisation la circonstance qu'il ne se trouvait pas dans un cas de délivrance de plein droit d'un titre de séjour ; c'est à compter du 14 janvier 2014, date de sa demande, qu'il doit être regardé comme ayant été illégalement privé de son droit au séjour ;
- c'est son séjour irrégulier qui l'a privé du droit à bénéficier d'une indemnisation au titre du chômage dès lors que sa situation administrative faisait obstacle à ce qu'il s'inscrive à Pôle emploi ; il a d'ailleurs fait une demande en vue de son inscription mais Pôle emploi lui a opposé un refus ; si Pôle emploi a rejeté sa demande le 10 août 2016 c'est parce qu'il ne se trouvait plus en situation de perte d'emploi, la fin de son engagement dans l'armée française remontant à près de trois années ; en tenant compte des salaires perçus et des méthodes de calcul des conventions d'assurance chômage, ses droits à indemnisation au titre du chômage s'établissent à 23 068 euros pour deux années ;
- dès lors qu'il était en situation irrégulière, il était exclu de l'accès aux propositions d'embauche ; il ne peut donc lui être fait grief de ne pas justifier de telles propositions ; quelques mois après l'obtention de son titre de séjour, il a signé un contrat à durée indéterminée ; depuis le 16 janvier 2017, il est coursier au sein de l'entreprise Alternmobil ; il a été pour le moins privé d'une chance réelle et sérieuse d'occuper un emploi, du fait des fautes de l'administration ; il peut à ce titre prétendre au moins à une somme correspondant au Smic entre le 14 janvier et le 29 juillet 2016, soit 7 405 euros ;
- il a été placé, du fait des fautes de l'administration, dans une situation précaire et anxiogène et justifie donc avoir subi des troubles dans ses conditions d'existence ; il a dû vivre chez sa grand-mère sans pouvoir l'aider financièrement ni participer aux charges quotidiennes pendant trente mois ; ce préjudice justifie une indemnisation à hauteur de 15 000 euros ; il a également subi un préjudice moral lié à cette précarité et à l'absence de reconnaissance de son engagement pour la France, ce qui justifie une indemnisation à hauteur de 20 000 euros.
Par un mémoire enregistré le 19 mai 2017, le préfet de la Haute-Garonne conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- concernant la période indemnisable, le requérant n'apporte aucun élément valable à l'appui de ses dires ;
- le requérant ne démontre pas avoir perdu des droits à indemnisation au titre du chômage dès lors qu'il n'établit pas avoir présenté une demande d'indemnisation chômage ni avoir perçu antérieurement une indemnisation à ce titre ; le rejet qui a été opposé à sa demande du 30 juillet 2016 n'a pas de lien avec un éventuel défaut de possession de titre de séjour ; il ne conteste pas n'avoir jamais déposé l'attestation employeur qui lui avait été remise le 10 décembre 2013 par le ministère de la défense ; il est attesté par Pôle emploi que l'intéressé ne s'est pas inscrit en tant que demandeur d'emploi et n'a pas demandé l'aide au retour à l'emploi avant 2016 ; le requérant n'apporte aucun élément infirmant les observations de Pôle emploi ;
- au vu des motifs développés en appel et des motifs développés en première instance, la requête de M. E...doit être rejetée.
Par décision du 14 juin 2017, M. E...n'a pas été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code du travail ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Le président de la cour a désigné Mme D...B...en qualité de juge des référés et de tout recours présenté sur le fondement des dispositions du livre V du code de justice administrative.
Considérant ce qui suit :
1. Aux termes de l'article R. 541-1 du code de justice administrative : " Le juge des référés peut, même en l'absence d'une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l'a saisi lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable Il peut, même d'office, subordonner le versement de la provision à la constitution d'une garantie ".
2. Il résulte des dispositions précitées que, pour regarder une obligation comme non sérieusement contestable, il appartient au juge des référés de s'assurer que les éléments qui lui sont soumis par les parties sont de nature à en établir 1'existence avec un degré suffisant de certitude. Dans ce cas, le montant de la provision que peut allouer le juge des référés n'a d'autre limite que celle résultant du caractère non sérieusement contestable de l'obligation dont les parties font état. Dans l'hypothèse où l'évaluation du montant de la provision résultant de cette obligation est incertaine, le juge des référés ne doit allouer de provision, le cas échéant assortie d'une garantie, que pour la fraction de ce montant qui lui paraît revêtir un caractère de certitude suffisant.
3. M.E..., né le 26 janvier 1988, de nationalité russe, est entré en France le 4 juillet 2009 sous couvert d'un visa de court séjour et a signé, le 9 juillet suivant, un contrat d'engagement dans la Légion étrangère pour une durée de cinq ans. Il a toutefois été réformé pour raisons médicales avant le terme normal de ce contrat, le 15 décembre 2013. Il a présenté, le 14 janvier 2014, une demande de titre de séjour au titre de la vie privée et familiale qui a été rejetée par un arrêté du préfet de la Haute-Garonne en date du 16 février 2015, annulé par jugement du tribunal administratif de Toulouse du 7 juillet 2015, au motif que cet arrêté était entaché d'une erreur manifeste d'appréciation de sa situation au regard de son engagement militaire et de ses attaches familiales en France où vit sa grand-mère qui l'a en partie élevé. Par ce jugement, le tribunal a également enjoint au préfet de lui délivrer une carte de séjour portant la mention " vie privée et familiale " dans un délai de deux mois suivant sa notification. Un titre de séjour lui a été délivré le 29 juillet 2016. Estimant avoir subi un préjudice du fait du retard dans l'instruction de sa demande de titre de séjour, de l'illégalité du refus de titre de séjour qui lui a été opposé et du retard dans l'exécution du jugement du 7 juillet 2015, M. E...a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser une provision de 65 473 euros à valoir sur la réparation du préjudice subi du fait des fautes commises par le préfet de la Haute-Garonne dans l'examen de sa demande de titre de séjour du 14 janvier 2014. Il fait appel de l'ordonnance du 31 mars 2017 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a condamné l'Etat à lui verser une provision limitée à 1 500 euros.
4. Le premier juge a admis que M. E...justifiait de façon suffisamment certaine d'un lien entre ses préjudices et les fautes commises par les services de l'Etat du fait de l'illégalité du refus de délivrance d'un titre de séjour du 16 février 2015 et du fait du retard du préfet à exécuter le jugement du 7 juillet 2015. Il a, en revanche, estimé que le requérant ne pouvait pas prétendre à une indemnisation pour la période antérieure au 16 février 2015 dès lors qu'il ne pouvait prétendre à un titre de séjour de plein droit, qu'il n'avait pas été mis en possession d'un récépissé de demande de titre de séjour à la suite du dépôt de sa demande le 14 janvier 2014, qu'il n'avait d'ailleurs pas contesté le refus implicite de titre de séjour qui lui avait été opposé ni l'absence de délivrance d'un récépissé et que le jugement du 7 juillet 2015 ne sanctionnait pas une durée anormale d'instruction de sa demande. Comme le soutient le requérant, ces circonstances ne font pas, par elles-mêmes, obstacle à ce qu'un retard anormal d'instruction ou une illégalité du refus implicite de titre de séjour soient constatés et donnent lieu à indemnisation des préjudices nés, le cas échéant, de ce retard ou de cette illégalité. S'agissant du retard dans l'instruction de la demande de M.E..., il ne résulte d'aucun élément de l'instruction qu'il présenterait un caractère anormal jusqu'au 15 mai 2014, date à laquelle un refus implicite est né en application de l'article R. 311-12 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dans sa rédaction alors applicable. Après cette date, en l'absence de contestation du requérant de ce refus implicite, il ne peut être estimé que l'administration a commis une faute en tardant à reprendre d'instruction du dossier de M.E.... Le requérant fait en revanche valoir sans être contredit que dès la date de sa demande, il remplissait les conditions pour se voir délivrer un titre de séjour au regard de sa situation telle qu'elle a été constatée par le tribunal administratif dans le jugement du 7 juillet 2015. En l'absence de tout élément permettant de douter sérieusement des dires du requérant sur ce point, la décision implicite de rejet opposée le 15 mai 2014 à sa demande doit être regardée comme entachée de la même illégalité que le refus qui lui a été explicitement opposé le 16 février 2015. Cette illégalité fautive est de nature à engager la responsabilité de l'Etat. La période au titre de laquelle M. E... peut prétendre avec une certitude suffisante à une indemnisation de ses préjudices en lien direct avec les fautes commises par les services de l'Etat court donc du 15 mai 2014 au 29 juillet 2016, date à laquelle lui a été effectivement remis un titre de séjour valable du 24 septembre 2014 et 23 septembre 2016. Il peut, en outre, comme il le soutient, prétendre à l'indemnisation du préjudice lié à l'obligation dans laquelle il s'est trouvé, du fait du retard de l'administration à exécuter le jugement du 7 juillet 2015, de devoir engager des démarches de renouvellement de son titre de séjour aussitôt après sa délivrance.
5. M. E...soutient qu'il a été privé, du fait des fautes commises par les services de l'Etat, du droit à deux années d'indemnisation au titre du chômage puis, à l'issue de cette période de deux ans, d'une chance sérieuse d'occuper un emploi rémunéré. Toutefois, il ne produit aucun élément permettant d'admettre avec un caractère de certitude suffisant que la fin de son engagement auprès de l'armée française pour raisons de santé, qui lui a ouvert un droit à pension militaire d'invalidité à compter du 15 décembre 2013, aurait pu donner lieu à indemnisation au titre du chômage s'il avait été mis en possession d'un titre de séjour en temps utile. Il ne justifie d'ailleurs pas avoir engagé des démarches en vue d'obtenir une telle indemnisation. Par ailleurs, s'il a conclu un contrat de travail à durée indéterminée en qualité de coursier dès le 16 janvier 2017, soit six mois après avoir été mis en possession d'un titre de séjour l'autorisant à travailler, cette seule circonstance ne suffit pas à attester de façon suffisamment certaine qu'il aurait eu une chance sérieuse d'occuper un emploi rémunéré dès le 14 janvier 2016 comme il le soutient, si un titre de séjour lui avait été délivré plus tôt. Il n'est donc pas fondé à soutenir que c'est à tort que le premier juge a rejeté ses conclusions sur ces points.
6. Ainsi que l'a constaté le juge des référés du tribunal administratif, M. E...est toujours hébergé chez sa grand-mère alors qu'il a obtenu la délivrance d'un titre de séjour. La circonstance qu'il a dû recourir à un hébergement chez sa grand-mère durant la période pendant laquelle il a été illégalement privé d'un titre de séjour ne peut, dans ces conditions, être regardée comme la conséquence directe des fautes commises par l'Etat. En l'absence de certitude suffisante sur les droits et chances sérieuses qu'aurait perdus le requérant, du fait des fautes commises par les services de l'Etat, d'obtenir une indemnisation au titre du chômage et un emploi rémunéré, il ne peut invoquer un préjudice lié à l'impossibilité dans laquelle il s'est trouvé de participer financièrement aux charges du foyer. Le requérant ne justifie donc pas d'une obligation non sérieusement contestable de l'Etat relative à l'indemnisation de troubles dans ses conditions d'existence à ce titre. Il peut, en revanche, prétendre à une indemnisation du fait des troubles dans ses conditions d'existence résultant de l'obligation dans laquelle il s'est trouvé, du fait du retard de l'administration à exécuter le jugement du 7 juillet 2015, de devoir engager des démarches en vue du renouvellement de son titre de séjour, expirant le 23 septembre 2016, aussitôt après sa délivrance, le 29 juillet 2016. Il sera fait une juste appréciation de ce chef de préjudice en mettant à la charge de l'Etat une provision de 100 euros.
7. M. E...peut être regardé comme ayant subi, du fait de l'illégalité fautive des refus de titre de séjour qui lui ont été opposés, un préjudice moral lié à la précarité de sa situation et, comme l'a admis le premier juge, à son ressenti quant à l'absence de reconnaissance par l'Etat français des sacrifices consentis au cours de son engagement sous les drapeaux durant lequel il a risqué sa vie et a été décoré. Dans ces circonstances, et compte tenu de ce qui a été dit au point 4 ci-dessus quant à la période durant laquelle la situation précaire de M. E...peut être, sans contestation sérieuse, être regardée comme directement liée aux illégalités commises, il sera fait une juste appréciation du préjudice subi en portant à 4 000 euros la provision qui devra lui être versée par l'Etat à ce titre.
8. Il résulte de ce qui précède que M. E...est fondé à demander la condamnation de l'Etat à lui verser une provision d'un montant de 4 100 euros et la réformation dans cette mesure de l'ordonnance du 31 mars 2017.
Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
9. M. E...n'a pas été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle. Son avocat ne peut, par suite, demander l'application de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu, en revanche, comme le demande subsidiairement le requérant, de faire application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l'Etat le versement à M. E...d'une somme de 1 500 euros au titre des frais d'instance exposés et non compris dans les dépens.
Sur l'application de l'article R. 761-1 du code de justice administrative :
10. Le requérant ne justifie pas avoir supporté la charge de dépens au titre de la présente instance. Ses conclusions sur ce point ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.
ORDONNE :
Article 1er : L'Etat est condamné à verser à M. E...une provision de 4 100 euros.
Article 2 : L'ordonnance du 31 mars 2017 du juge des référés du tribunal administratif de Toulouse est réformée en ce qu'elle a de contraire à la présente ordonnance.
Article 3 : L'Etat versera à M. E...la somme de 1 500 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de M. E...est rejeté.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à M. C...E...et au ministre de l'intérieur. Une copie en sera adressée au préfet de la Haute-Garonne.
Fait à Bordeaux, le 20 juillet 2017.
Le juge des référés,
Elisabeth B...
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur, en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente ordonnance.
Pour expédition certifiée conforme.
Le greffier,
Vanessa Beuzelin
2
No 17BX01260