CAA de BORDEAUX, 6ème chambre - formation à 3, 08/10/2018, 16BX02084, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédures contentieuses antérieures :
Mme B...C...et Mme G...C...ont demandé au tribunal administratif de Limoges de condamner la commune de Brive-la-Gaillarde à leur verser les sommes respectives de 195 534 euros et 50 000 euros, avec intérêts au taux légal, en réparation des préjudices subis du fait du suicide le 3 juin 2013 de M. D...C..., époux de Mme B...C...et père de Mme G...C....
Par un jugement n°s 1400490 et 1401196, du 28 avril 2016, le tribunal administratif de Limoges a condamné la commune de Brive-la-Gaillarde, au titre du préjudice moral, à verser avec intérêts au taux légal à compter du 29 novembre 2013, à Mme B...C...la somme de 20 000 euros et à Mme G...C...la somme de 6 000 euros et a rejeté le surplus des requêtes.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée au greffe de la cour le 27 juin 2016 et par un mémoire, enregistré le 29 août 2017, Mme B...C...représentée par MeE..., demande à la cour :
1°) de réformer le jugement du 28 avril 2016 du tribunal administratif de Limoges en tant qu'il limite le montant de la condamnation de la commune de Brive-la-Gaillarde à la somme de 20 000 euros ;
2°) de condamner la commune de Brive-la-Gaillarde à lui verser la somme de 145 534 euros en réparation du préjudice lié à la perte de revenus avec intérêts au taux légal à compter du 3 juin 2013, jour du décès de M. D...C... ;
3°) de mettre à la charge de la commune de Brive-la-Gaillarde la somme de 5 000 euros en application de l'article L.761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- c'est à tort, que le tribunal administratif a considéré que la preuve de la responsabilité de la commune n'était pas apportée alors que la commune a commis une faute engageant sa responsabilité, ce qui doit entrainer la réparation entière du préjudice ;
- seuls des facteurs professionnels ont conduit son époux au suicide, compte tenu de la surdétermination au travail de son mari, le manque de moyens, l'incapacité de son mari de refuser d'accomplir les tâches qui lui étaient demandées, ce qui l'a amené à tout accepter ; cette surcharge de travail est confirmée par le nombre important d'heures supplémentaires qu'il a effectuées, s'élevant à 112 heures en trois mois, comme il ressort de son bulletin de salaire de juin 2013 ; les termes mêmes de la lettre qu'il a laissée expriment son calvaire au travail et aucune autre cause d'ordre privé n'est susceptible d'expliquer son geste ; son suicide a pour cause déterminante les conditions du service ; son mari était adjoint technique principal de 1ère classe à la ville de Brive y étant employé depuis 1994 soit dix-huit ans et exerçait les fonctions d'adjoint technique principal de première classe au service des espaces verts ; il attendait depuis des années une reconnaissance de sa direction, et les moyens de travailler dans de bonnes conditions ; il s'en était plaint à de nombreuses reprises et à de nombreuses personnes comme le justifient les attestations jointes au dossier ; son supérieur lui avait indiqué qu'il transmettrait une lettre de recommandation lui permettant de voir ses revenus augmenter, mais en réalité, cette lettre ne lui a jamais été adressée ; au moment de son décès, il avait effectué en trois mois, plus de 112 heures de travail supplémentaires qui ne lui avaient pas été réglées, ces heures ayant été réglées après son décès en juin 2013 ; il n'a eu de cesse de demander de travailler dans de bonnes conditions, avait un sentiment d'incompréhension et d'usure lié à ses conditions de travail ; le local mis à sa disposition n'était pas acceptable ; il demandait de nouveaux moyens, des locaux, un logiciel, des rangements comme cela ressort des comptes rendus du CHSCT ; il a écrit avant de se suicider : " Je suis au bout du bout " ; le courrier laissé lors de son suicide, les attestations produites, ainsi que le procès-verbal de la séance du 4 juin 2013 du CHSCT établissent les difficultés rencontrées au travail qui ont seules été la cause du suicide ; le décès a donc pour cause une faute de la commune ; le décès de M. C...a entrainé pour son épouse un préjudice économique important, Mme B...C...étant âgée de cinquante-quatre ans, et se trouvant en invalidité depuis neuf ans ; le revenu annuel du ménage avant le décès était de 20 266 euros pour M. C...et de 9 069 euros pour MmeC..., selon la déclaration d'impôt de 2013 soit 29 335 euros ; la part de dépenses personnelles de M. C...pouvant être estimée à un montant de 30 % soit 8 800 euros, cette somme devra être déduite de la somme de 29 335 euros, soit 20 535 euros ; par ailleurs, pour l'année 2012, le revenu de Mme C...a été de 9 069 euros et il convient de déduire cette somme de la somme de 20 535 euros, soit la somme de 11 466 euros et déduire également la pension de reversion perçue par Mme B...C..., soit la somme de 5 472 euros (456 euros pendant 12 mois) ; la perte annuelle patrimoniale de Mme C...s'élève donc à la somme de 5 994 euros, ce qui donne, par capitalisation, en appliquant un taux de 24,28 % compte tenu de l'âge de cinquante-trois ans de M. C...à la date du décès, la somme de 145 534 euros.
Par un mémoire en défense, enregistré le 7 août 2017, la commune de Brive-la-Gaillarde, représentée par MeA..., conclut au rejet la requête de Mme B...C....
Elle fait valoir que si depuis l'arrêt Moya-Caville du Conseil d'Etat du 4 juillet 2003, la règle du " forfait de pension " n'est plus applicable aux agents publics victimes d'un accident de service, qui peuvent demander aux collectivités qui les emploient la réparation du préjudice moral, même sans faute et si ce principe est également applicable aux ayants-droits de l'agent, pour ce qui est de la réparation du préjudice matériel, les agents publics doivent établir l'existence d'une faute de la collectivité, la seule circonstance de l'existence d'un accident de service n'impliquant pas nécessairement une faute de la collectivité ; en ce qui concerne les ayants-droits de ces agents, la jurisprudence, considère que le préjudice matériel est réparé par le bénéfice de la pension de réversion ; la solution doit être la même quand l'accident de service procède d'un suicide de l'agent ; en l'espèce, les pièces du dossier n'établissent pas que le suicide de M. C...aurait pour cause une faute de la commune, la circonstance que la commune ait reconnu l'existence d'un accident de service se trouvant à cet égard sans incidence ; les décisions jurisprudentielles dont Mme C...se prévaut, ne portent que sur la reconnaissance, pour un suicide, d'un accident de service, et non sur la caractérisation d'une faute de la personne publique ; les membres du CHSCT lors de la réunion du 4 juin 2013, ont exprimé leur surprise quant à la survenance du suicide de M. C... ; par ailleurs la fiche médicale d'aptitude de M.C..., du 24 septembre 2012, ne fait apparaitre aucune difficulté psychologique particulière ; si la lettre laissée par M. C...lors de son suicide indique des difficultés professionnelles, il n'avait à cet égard jamais attiré l'attention de sa hiérarchie sur son mal-être, alors que dans les services de la commune sont présents un psychologue, une assistante sociale et un " préventeur " ; les attestations produites en appel par Mme C...ne sont pas non plus de nature à établir l'existence d'une faute, dès lors qu'elles ont été établies en mai et en juin 2016, soit trois ans après le suicide et après l'intervention du jugement qui est en litige ; par ailleurs une enquête pénale a été conduite après les faits et a conduit à une décision de classement sans suite par le ministère public ; ces attestations font état de discussions avec M.C..., mais non d'éléments objectifs constatés par les personnes ayant établi ces attestations ; ces attestations qui émanent de l'entourage non professionnel de M.C..., ne permettent pas de mettre en évidence des dysfonctionnements des services de la ville ; si les attestations mettent en évidence l'investissement de M. C...dans son travail et le sentiment de frustration qu'il a pu ressentir et dont il a fait part à son entourage proche, ces circonstances ne suffisent pas à établir l'existence d'une faute imputable à la commune ; il en est de même quant à la question du grand nombre d'heures supplémentaires que M. C...aurait effectuées sur les cinq premiers mois de l'année 2013, et qui ne peuvent traduire une faute de la commune faute notamment pour M. C...d'avoir indiqué qu'il ne voulait pas effectuer d'heures supplémentaires ; à titre subsidiaire, en ce qui concerne l'indemnisation qui est demandée par MmeC..., cette dernière se borne à produire son avis d'imposition pour l'année 2013, ce qui ne permet pas de connaitre les revenus qu'elle perçoit en qualité de conjoint survivant, et de les comparer aux revenus antérieurs du couple ; au demeurant Mme C...indique que le couple percevait un revenu de 29 335 euros alors que le relevé d'imposition pour l'année 2013 fait apparaitre un revenu fiscal de référence de 22 939 euros ; sur cette base de calcul, et en prenant en considération les autres éléments avancés par MmeC..., qui ne sont appuyés par aucun document, la perte de revenus de Mme C...pourrait être fixée à 795,44 euros par mois.
Par une ordonnance du 29 août 2017, la clôture de l'instruction a été fixée au 11 décembre 2017.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des pensions civiles et militaires de retraite ;
- la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 ;
- la loi n°84-53 du 26 janvier 1984 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Pierre Bentolila,
- les conclusions de Mme Béatrice Molina-Andréo, rapporteur public,
- et les observations de MeE..., représentant Mme H...et de MeF..., représentant la commune de Brive-la-Gaillarde.
Considérant ce qui suit :
1. Le 3 juin 2013, M. D...C...adjoint technique principal de première classe exerçant ses fonctions dans le service des espaces verts de la commune de Brive-la-Gaillarde a mis fin à ses jours sur son lieu de travail. Leurs demandes préalables indemnitaires ayant été implicitement rejetées, Mme B...C...veuve de M. D...C...et Mme G... C...fille de M. D...C...ont demandé au tribunal administratif de Limoges, la condamnation de la commune de Brive-la-Gaillarde à leur verser, respectivement, les sommes de 195 534 et 50 000 euros en réparation des préjudices tant moraux que matériels qu'elles estimaient avoir subis du fait du décès de M. C.... Par un jugement du 28 avril 2016, le tribunal administratif de Limoges a fait droit partiellement à leurs requêtes, en condamnant la commune de Brive-la-Gaillarde à verser la somme de 20 000 euros, au titre du préjudice moral, à Mme B...C...et la somme de 6 000 euros à Mme G... C...et a rejeté le surplus des requêtes. Mme B...C...demande à la cour de réformer le jugement du 28 avril 2016 en tant qu'il limite le montant de la condamnation de la commune à la somme de 20 000 euros, et de condamner la commune de Brive-la-Gaillarde à lui verser la somme de 145 534 euros en réparation du préjudice lié à la perte de revenus avec intérêts au taux légal à compter du 3 juin 2013, jour du décès de M. D...C....
2. En vertu des articles L. 38 à L. 46 du code des pensions civiles et militaires de retraite, les ayants droit de fonctionnaires civils décédés dans l'exercice de leurs fonctions ont notamment droit, s'agissant du conjoint survivant, au versement d'une pension de réversion.
3. Ces dispositions déterminent forfaitairement la réparation à laquelle les ayants droit d'un fonctionnaire civil décédé lors d'un accident de service peuvent prétendre, dans le cadre de l'obligation qui incombe aux collectivités publiques de garantir leurs agents contre les risques que ces derniers peuvent courir dans l'exercice de leurs fonctions. Elles ne font cependant pas obstacle à ce que les ayants cause du fonctionnaire décédé, obtiennent de la collectivité qui l'employait, même en l'absence de faute de celle-ci, une indemnité complémentaire réparant, de manière distincte, leur préjudice moral personnel, ni à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée par les ayants cause contre la collectivité, dans le cas notamment où l'accident serait imputable à une faute de nature à engager la responsabilité de cette collectivité, et dès lors que la réparation forfaitaire qui leur est légalement allouée, en application des dispositions du code des pensions civiles et militaires de retraite, ne réparerait pas l'intégralité de ce dommage.
4. Un accident survenu sur le lieu et dans le temps du service, dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice par un fonctionnaire de ses fonctions ou d'une activité qui en constitue le prolongement normal présente, en l'absence de faute personnelle ou de toute autre circonstance particulière détachant cet évènement du service, le caractère d'un accident de service. Il en va ainsi lorsqu'un suicide intervient sur le lieu et dans le temps du service, en l'absence de circonstances particulières le détachant du service.
5. En l'espèce, la commune de Brive-la-Gaillarde a admis par arrêté du 6 juin 2013, que le suicide de M. C...était constitutif d'un accident de service. Toutefois, une telle reconnaissance n'est pas pour autant de nature à établir l'existence d'une faute de la collectivité qui se trouverait à l'origine du suicide de M.C.... A cet égard, si les pièces du dossier établissent l'existence d'un mal-être au travail de M. C..., dont ce dernier a fait état auprès de collègues de travail et de proches, il ne résulte pas de l'instruction, faute notamment de production au dossier de documents relatifs aux relations entre M. C...et la collectivité qui établiraient l'existence de tensions, voire de harcèlement moral qu'aurait subi M.C..., ni de demandes que M. C...auraient formulées auprès de sa collectivité quant à l'amélioration de ses conditions de travail, et qui n'auraient pas abouti, qu'une faute pourrait être imputée à la commune en relation avec le suicide de M. C....
6. Dans ces conditions Mme B...C...n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Limoges a rejeté ses conclusions tendant à la condamnation de la commune de Brive-la-Gaillarde à l'indemniser en complément de la pension de réversion dont elle bénéficie, du préjudice matériel qu'elle aurait subi.
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L 761-1 du code de justice administrative :
7. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de la commune de Brive-la-Gaillarde qui n'a pas dans la présente instance la qualité de partie perdante, la somme que demande Mme C...au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
DECIDE :
Article 1er : La requête de Mme B...C...est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B...C...et à la commune de Brive-la-Gaillarde.
Délibéré après l'audience du 24 septembre 2018, à laquelle siégeaient :
M. Pierre Larroumec, président,
M. Pierre Bentolila, président-assesseur,
M. Axel Basset, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 8 octobre 2018.
Le rapporteur,
Pierre BentolilaLe président,
Pierre LarroumecLe greffier,
Cindy Virin
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
Pour expédition certifiée conforme.
Le greffier,
Cindy Virin
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N° 16BX02084