CAA de LYON, 7ème chambre, 26/06/2020, 19LY04324, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
Mme D... C... a demandé au tribunal des pensions de Clermont-Ferrand d'annuler la décision du 18 juin 2012, par laquelle le ministre de la défense a refusé de faire droit à sa demande de pension militaire de conjointe survivante et de lui reconnaître un droit à pension.
Par un jugement n° 19/06 du 27 septembre 2019, le tribunal des pensions militaires a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour
Par une requête, enregistrée le 25 novembre 2019, et un mémoire récapitulatif, enregistré le 30 mars 2020, Mme C..., représentée par Me B..., demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal des pensions du 27 septembre 2019 ;
2°) d'annuler la décision du 18 juin 2012 ;
3°) d'enjoindre à la ministre des armées de la rétablir dans son droit à pension de conjointe survivante dans un délai de deux mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 500 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'État la somme de 4. 000 euros, au profit de son conseil, en application des dispositions combinées de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Elle soutient que :
- M. C... ne présentait aucun antécédent ni aucune fragilité antérieure à son départ en mission d'opération extérieure ;
- aucune difficulté personnelle ne vient expliquer son geste ;
- il est décédé en service et sur le lieu du service ;
- seules les caractéristiques de la mission à laquelle participait M. C... expliquent son suicide ;
- son décès est dès lors en lien avec le service et non détachable de ce dernier ;
- le suicide est qualifié d'accident par la jurisprudence ;
- l'enquête pénale n'a révélé aucune cause extérieure.
Par un mémoire en défense, enregistré le 10 janvier 2020, et un mémoire complémentaire (non communiqué), enregistré le 19 mai 2020, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.
Elle soutient que :
- le décès de M. C... est dû à un acte personnel non imputable au service ;
- l'enquête judiciaire a abouti à un classement sans suite ;
- l'appelante n'apporte pas la preuve, qui lui incombe, que le suicide de M. C... a pour cause un état pathologique se rattachant au service ;
- M. C... étant en mission de coopération et non de maintien de l'ordre, la présomption posée par l'article L. 3 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ne trouve pas à s'appliquer.
Mme C... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 26 février 2020.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le décret n° 2018-1291 du 28 décembre 2018 ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Josserand-Jaillet, président,
- les conclusions de M. Chassagne, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. Engagé dans l'armée de terre le 1er octobre 1981, l'adjudant-chef Jean C... servait en dernier lieu depuis le 30 septembre 2010 au titre de la coopération aux Émirats Arabes Unis quand il a été retrouvé asphyxié par pendaison le 3 décembre 2010 dans les quartiers de la base française à Zayed. Tandis que l'enquête judiciaire a abouti à un classement sans suite, le ministre de la défense, par une décision du 25 mai 2012, a rejeté la demande de pension de conjointe survivante formée par Mme D... A... veuve C..., avec qui il était marié depuis le 20 décembre 1986, au motif que le décès était dû à un acte personnel non imputable au service. Mme C... fait appel du jugement du 27 septembre 2019 par lequel le tribunal des pensions militaires de Clermont-Ferrand a rejeté son recours contre cette décision.
2. Aux termes de l'article L. 141-2 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre : " Le droit à pension est ouvert au conjoint ou partenaire survivant mentionnés à l'article L. 141-1 : / (...) ; 2° Lorsque le décès du militaire a été causé par des blessures ou suites de blessures reçues au cours d'événements de guerre ou par des accidents ou suites d'accidents éprouvés par le fait ou à l'occasion du service, et ce, quel que soit le pourcentage d'invalidité éventuellement reconnu à l'ouvrant droit ; / (...) ; 3° Lorsque le décès du militaire résulte de maladies contractées ou aggravées par suite de fatigues, dangers ou accidents survenus par le fait ou à l'occasion du service, et ce, quel que soit le pourcentage d'invalidité éventuellement reconnu à l'ouvrant droit. "
3. Un accident survenu sur le lieu et dans le temps du service, dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice par un militaire de ses fonctions ou d'une activité qui en constitue le prolongement normal présente, en l'absence de faute personnelle ou de toute autre circonstance particulière détachant cet évènement du service, le caractère d'un accident de service. Il en va ainsi lorsqu'un suicide ou une tentative de suicide intervient sur le lieu et dans le temps du service, en l'absence de circonstances particulières le détachant du service. Il en va également ainsi, en dehors de ces hypothèses, si le suicide ou la tentative de suicide présente un lien direct avec le service. Il appartient dans tous les cas au juge administratif, saisi d'une décision de l'autorité administrative compétente refusant de reconnaître l'imputabilité au service d'un tel événement, de se prononcer au vu des circonstances de l'espèce et de l'ensemble des pièces du dossier, pour, notamment, apprécier si des circonstances particulières permettaient de regarder cet évènement comme détachable du service.
4. Dès lors, Mme C... est fondée à soutenir qu'en mettant à sa charge, en indiquant dans la décision en litige que le décès de M. C... n'est pas imputable au service " par preuve contraire " et ainsi que le fait valoir la ministre dans ses écritures contentieuses, la preuve de ce que le suicide avait eu pour cause certaine, directe et déterminante un état pathologique se rattachant lui-même directement au service, le ministre, alors qu'il avait relevé que le suicide, survenu en mission opérationnelle, avait eu lieu au temps et au lieu du service, a commis une erreur de droit.
5. Toutefois, il résulte de l'instruction que le ministre aurait pris la même décision s'il s'était fondé uniquement sur l'autre motif, tiré de ce que le décès de M. C... est " dû à un acte personnel ". Cependant, en se bornant ainsi à relever, sans commettre d'erreur de fait, que le décès était consécutif à un suicide, le ministre n'a pas examiné si des circonstances particulières détachaient ce dernier du service. Dès lors, par cette omission dans l'application des dispositions précitées au point 2, la décision en litige est entachée d'une seconde erreur de droit sur ce motif.
6. En premier lieu, il ressort du rapport du chef d'état-major de la 3eme brigade mécanisée du 17 décembre 2010 sur la manière de servir de l'adjudant-chef C... que celui -ci évoluait avec facilité dans son environnement professionnel et avec aise dans ses relations humaines. En deuxième lieu, il ne ressort pas du procès-verbal de synthèse d'enquête préliminaire de gendarmerie du 19 juin 2011 que M. C..., décrit par son entourage professionnel et personnel comme investi dans les activités de cohésion et équilibré, aurait manifesté des signes précurseurs de son geste d'autolyse ou des indices d'inquiétude avant son départ, qui avait été médicalement validé, en mission. Si le procès-verbal de gendarmerie n° 1141-10 dressé pour l'enquête pénale demandé le 9 mai 2012 au procureur de la République par le ministre de la défense n'a pas été produit à l'instance, les éléments qui en sont cités dans les conclusions de l'appelante présentées devant le tribunal des pensions ne sont pas contredits à hauteur d'appel par la ministre des armées. Il en ressort qu'à compter de début novembre 2010, après un mois de mission, M. C... se montrait perturbé par les règles de comportement locales, jusqu'à adopter une attitude et des réactions qui avaient amené, à la fin novembre, sa hiérarchie à mettre en place un soutien par ses frères d'armes et en dernier lieu le 1er décembre 2010 à programmer, pour le 5 décembre 2010, sa consultation par un médecin, après des propos alarmants qu'il avait tenus le même jour et qu'il avait repris le lendemain soir, peu avant son passage à l'acte, sans qu'aient été retrouvés d'écrits. Dans ces conditions, eu égard notamment à la caractéristique de permanence de la mission à laquelle participait M. C..., n'est révélée aucune circonstance particulière susceptible d'avoir détaché son suicide du service. En revanche, l'objet des inquiétudes exprimées ainsi par l'intéressé est inhérent au contexte de l'exercice de cette mission, sans qu'il soit besoin d'y rechercher en l'espèce une responsabilité qui serait extérieure à sa personne.
7. Il résulte de ce qui précède que Mme C... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal des pensions de Clermont-Ferrand a rejeté sa demande et à demander l'annulation de la décision en litige du 25 mai 2012.
Sur les conclusions aux fins d'injonction :
8. Aux termes de l'article L. 911-1 du code de justice administrative : " Lorsque sa décision implique nécessairement qu'une personne morale de droit public (...) prenne une mesure d'exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d'un délai d'exécution ".
9. Dès lors qu'il est constant que Mme C..., en sa qualité d'ayant-droit de M. C..., remplit les autres conditions prévues par l'article L. 141-2 précité du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, le présent arrêt implique nécessairement, eu égard au motif sur lequel il se fonde, que la ministre des armées fasse droit à sa demande de pension de conjointe survivante. Par suite, il y a lieu d'enjoindre à la ministre de faire droit à cette demande, dans le délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt, sans qu'il y ait toutefois lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais liés au litige :
10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que Me B... renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'État, de mettre à la charge de l'État la somme de 1 000 euros au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 19/06 du 27 septembre 2019 du tribunal des pensions de Clermont-Ferrand et la décision du 25 mai 2012 par laquelle le ministre de la défense a rejeté la demande de pension de Mme C... sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint à la ministre des armées de verser à Mme C... une pension de conjointe survivante, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : En application du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, l'État versera la somme de 1 000 euros à Me B..., sous réserve que cette avocate renonce à percevoir le bénéfice de l'aide juridictionnelle.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme D... A... veuve C... et à la ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 25 mai 2020 à laquelle siégeaient :
M. Josserand-Jaillet, président de chambre,
M. Seillet, président assesseur,
Mme Burnichon, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 26 juin 2020.
N° 19LY04324 2