CAA de MARSEILLE, 4ème chambre, 01/10/2024, 23MA02143, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme F... D... veuve B... a demandé au tribunal des pensions militaires d'invalidité de Marseille d'annuler la décision du 5 septembre 2017 par laquelle la ministre des armées a refusé de lui attribuer une pension en qualité de conjoint survivant de victime civile.
Par un jugement du 27 juin 2019, le tribunal des pensions militaires d'invalidité de Marseille a sursis à statuer sur cette demande et a ordonné une expertise en vue de se prononcer sur la cause du décès de l'époux de Mme D....
Par l'effet de la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense, le tribunal des pensions militaires d'invalidité de Marseille a transmis au tribunal administratif de Marseille le dossier de la demande introduite par Mme D....
Par un jugement n° 2003836 du 12 avril 2023, le tribunal administratif de Marseille a rejeté cette demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 12 août 2023, Mme D..., représentée par Me Mimouna, demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Marseille du 12 avril 2023 ;
2°) d'annuler cette décision de la ministre des armées du 5 septembre 2017 ;
3°) d'enjoindre au ministre des armées de lui attribuer la pension de réversion " invalidité ", à compter de la date de sa première demande du 26 octobre 2010 ;
4°) de " condamner " l'Etat à lui verser le montant global des arrérages correspondant à sa pension de réversion pour les années 2010 à 2022 ;
5°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- sa requête est recevable ;
- le jugement attaqué est entaché d'une insuffisance de motivation alors que, contrairement à ce qui a été retenu par les premiers juges, elle a rapporté la preuve que son époux était atteint d'une invalidité dont le taux était égal à 90 % ;
- s'étant déroulée en méconnaissance du principe du contradictoire, l'expertise médicale diligentée est irrégulière et les conclusions de l'expert de justice doivent donc être écartées ;
- les dispositions des articles L. 143-2 et L. 143-3 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre n'ont pas été observées alors que les deux conditions légales lui permettant de prétendre à l'obtention de la réversion de la pension, soit l'existence d'un taux d'invalidité affectant le conjoint lors de son décès à hauteur de 85 % et la preuve de la relation causale et déterminante entre les blessures subis par ce conjoint et son décès, sont en l'espèce réunies ;
- les conclusions expertales se cantonnent à l'exposé des simples scénarii hypothétiques.
Par un mémoire en défense, enregistré le 26 mars 2024, le ministre des armées conclut au rejet de la requête et à la confirmation du jugement attaqué.
Il fait valoir que :
- le moyen tiré de l'irrégularité de l'expertise manque en fait ;
- alors que le fait que le tribunal administratif de Marseille n'a retenu ni les arguments, ni les pièces produites par l'une des parties, ne saurait être qualifié d'insuffisance de motivation, ce moyen est en tout état de cause infondé ;
- les autres moyens soulevés par Mme D... ne sont pas davantage fondés.
Par une ordonnance du 26 mars 2024, la clôture de l'instruction, initialement fixée au 29 mars 2024, a été reportée au 2 mai 2024, à 12 heures.
Mme D... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Marseille du 29 décembre 2023.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Lombart,
- les conclusions de Mme Balaresque, rapporteure publique,
- et les observations de Me Mimouna, représentant Mme D....
Considérant ce qui suit :
1. Né le 2 janvier 1935 et décédé le 17 février 2008, M. H... B..., de nationalité tunisienne, était titulaire d'une pension militaire d'invalidité au taux de 50 %, au titre de blessures subies en qualité de victime civile d'actes de guerre. Par un courrier daté du 13 octobre 2010, reçu le 26 octobre suivant, sa veuve, Mme D..., a sollicité l'attribution d'une pension en sa qualité de conjointe survivante. La ministre des armées a, le 5 septembre 2017, refusé de faire droit à cette demande. Mme D... a alors sollicité du tribunal des pensions militaires d'invalidité de Marseille l'annulation de cette décision. Par un jugement du 27 juin 2019, ce tribunal a ordonné une expertise afin de déterminer les causes du décès de M. B.... Après que, par l'effet de la loi susvisée du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense, le tribunal des pensions militaires d'invalidité de Marseille lui a transmis le dossier de la demande présentée par Mme D... et qu'un rapport d'expertise a été déposé à son greffe, le tribunal administratif de Marseille, a, par un jugement du 12 avril 2023, rejeté cette demande. Par la présente requête, Mme D... relève appel de ce jugement.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Aux termes de l'article L. 9 du code de justice administrative : " Les jugements sont motivés. "
3. Si Mme D... soutient que, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, elle avait apporté la preuve de ce que son époux était atteint d'une invalidité dont le taux était égal à 90 %, un tel moyen n'a pas trait à la motivation du jugement attaqué ni, plus généralement, à sa régularité, mais à son bien-fondé. Au demeurant, il apparaît que les premiers juges ont suffisamment répondu aux moyens que Mme D... a soulevés devant eux, au vu de l'argumentation qui les assortissait et que leur jugement attaqué est ainsi suffisamment motivé.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
En ce qui concerne la régularité de l'expertise :
4. En premier lieu, le respect du caractère contradictoire de la procédure d'expertise implique que les parties soient mises à même de discuter devant l'expert des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige.
5. Par son jugement du 27 juin 2019, le tribunal des pensions militaires d'invalidité de Marseille a désigné le docteur I... G... en qualité d'expert avec pour mission de dire si l'occlusion intestinale aigüe sur bride dont a été victime M. B... était en lien avec l'opération chirurgicale de l'abdomen que ce dernier avait subie suite à la blessure par explosion qu'il avait reçue dans son enfance et d'apporter toutes précisions utiles sur l'étiologie de la lésion ayant entraîné son décès. Toutefois, le 28 octobre 2019, le bureau situé à Tunis de l'Office national des combattants et des victimes de guerre (ONACVG) a renvoyé au tribunal administratif de Marseille le dossier d'expertise adressé à ce médecin, avec pour objet : " Dossier d'expertise adressé par erreur au docteur I... G..., stomatologue " et pour observation : " Cette expertise semble être du ressort d'un gastro-entérologue ". La présidente du tribunal administratif de Marseille a alors, par une ordonnance du 8 juillet 2022, désigné le docteur E... C..., spécialisée en chirurgie viscérale et digestive, en remplacement du docteur G... pour procéder à la mission qui lui avait été confiée par ce jugement du 27 juin 2019.
A l'article 3 de cette ordonnance du 8 juillet 2022, il est précisé que celle-ci sera notifiée, notamment, à Mme D.... Par ailleurs, il résulte de l'instruction, et en particulier de la lecture du rapport d'expertise déposé par le docteur C... que celle-ci a convoqué Mme D... à un accédit par une lettre dont l'accusé de réception a été signée par cette dernière le 30 septembre 2022. Dans ces conditions, l'appelante n'est pas fondée à soutenir ne pas avoir été informée de la désignation du docteur C... en qualité d'expert en remplacement du docteur G..., ni contactée par cette dernière. Le moyen tiré de la méconnaissance du caractère contradictoire de la procédure d'expertise doit, par suite, être écarté.
6. En second lieu, Mme D... soutient que le docteur C... s'est borné, dans son rapport, à exposer des scenarii qui ne permettent pas de déterminer les causes du décès de son époux. Mais cette circonstance n'est pas de nature, en tant que telle, à entacher l'expertise conduite d'irrégularité dès lors que cet expert indique, dans ce rapport, ne pas pouvoir établir de lien direct et certain entre le traumatisme abdominal subi par M. B... et l'occlusion sur bride qui a entraîné son décès en raison de la carence des pièces médicales qui lui ont été fournies. Dans ces conditions, et compte tenu de cette carence, il ne saurait lui être reproché d'avoir insuffisamment rempli sa mission.
7. Il s'ensuit qu'aucune irrégularité conduisant à écarter les conclusions de l'expert de justice désigné par la présidente du tribunal administratif de Marseille ne peut être en l'espèce retenue.
En ce qui concerne la légalité de la décision de la ministre des armées du 5 septembre 2017 :
8. Aux termes de l'article L. 209 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, dans sa rédaction applicable au présent litige : " En cas de décès de la victime, ses ayants droit peuvent, dans les mêmes conditions que les ayants droit des militaires, se prévaloir des dispositions du livre Ier y compris celles prévues par le 2° de l'article L. 43 en faveur des conjoints survivants des invalides à 85 % et au-dessus. (...) ". Cet article L. 43 dispose, dans sa rédaction applicable au présent litige, que : " Ont droit à pension : / 1° Les conjoints survivants des militaires et marins dont la mort a été causée par des blessures ou suites de blessures reçues au cours d'événements de guerre ou par des accidents ou suites d'accidents éprouvés par le fait ou à l'occasion du service ; / 2° Les conjoints survivants des militaires et marins dont la mort a été causée par des maladies contractées ou aggravées par suite de fatigues, dangers ou accidents survenus par le fait ou à l'occasion du service, ainsi que les conjoints survivants de militaires et marins morts en jouissance d'une pension définitive ou temporaire correspondant à une invalidité égale ou supérieure à 85 % ou en possession de droits à cette pension ; / 3° Les conjoints survivants des militaires et marins morts en jouissance d'une pension définitive ou temporaire correspondant à une invalidité égale ou supérieure à 60 % ou en possession de droits à cette pension. (...) ".
9. Par ailleurs, aux termes de l'article L. 45 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, dans sa rédaction applicable au présent litige : " Les demandes de pension autres que les pensions de réversion, formulées par les conjoints survivants ou orphelins de militaires décédés dans leur foyer, doivent être accompagnées d'un rapport médico-légal, établi par le médecin qui a soigné l'ancien militaire ou marin pendant la dernière maladie ou, à défaut de soins donnés pendant la dernière maladie, par le médecin qui a constaté le décès. / Le rapport visé à l'alinéa précédent fera ressortir d'une façon précise la relation de cause à effet entre le décès et la blessure reçue ou la maladie contractée ou aggravée en service. / Les postulants à pension y joindront tous documents utiles pour établir la filiation de l'affection, cause du décès, par rapport aux blessures ou aux maladies imputables au service dans les conditions définies à l'article L. 2. (...) ".
10. Il résulte de l'instruction que M. B... a été victime en 1939 d'une explosion ayant pour conséquences une amputation des doigts des deux mains, des lésions cutanées multiples, surtout au niveau de l'abdomen, ainsi qu'une perforation digestive pour laquelle il a subi une opération chirurgicale et qu'il est décédé d'une occlusion intestinale sur bride en 2008. Mais, d'une part, il est constant que M. B... bénéficiait, depuis le 1er février 1949, d'une pension au taux de 50 % et, eu égard au caractère imprécis et peu circonstancié des pièces médicales qu'elle produit, l'appelante, qui n'a au demeurant pas demandé la révision du taux de pension militaire d'invalidité accordée à feu son époux, n'établit pas que le montant de celui-ci aurait dû être fixé à plus de 85 %. D'autre part, par son jugement du 27 juin 2019, le tribunal des pensions militaires d'invalidité de Marseille a ordonné une expertise avant dire droit, motif pris de ce que, au regard des pièces qui lui étaient soumises, l'appréciation du lien de causalité entre la chirurgie réparatrice de l'abdomen survenue des suites de l'explosion dont M. B... avait été victime en 1939, la bride cicatricielle et l'occlusion intestinale aigüe dont il est décédé, nécessitait l'éclairage d'un avis expertal. Or, ainsi que l'ont relevé à raison les premiers juges dans leur jugement attaqué du 12 avril 2023, dans le rapport qu'il a déposé le 14 novembre 2022, rejoignant ainsi l'avis émis le 31 octobre 2013 par la commission consultative médicale, l'expert désigné par la présidente du tribunal administratif de Marseille a estimé que la carence des pièces médicales descriptives du type d'occlusion et du geste chirurgical pratiqué chez M. B..., qui au demeurant était hypertendu traité et diabétique, à la suite de sa perforation digestive ne lui permettait pas de désigner de façon directe et certaine son traumatisme abdominal comme étant la cause de l'occlusion sur bride ayant entraîné son décès. Ainsi, il ne résulte pas de l'instruction que le décès de son époux a été causé par les blessures reçues au titre desquelles il était titulaire d'une pension. Il s'ensuit que Mme D... n'a pas de droit à pension en application des dispositions précitées des articles L. 43 et L. 45 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre, et la ministre des armées n'a pas entaché sa décision contestée d'une erreur d'appréciation à ce titre. Ce moyen doit être écarté.
11. Il résulte de tout ce qui précède que Mme D... n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Marseille a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision du 5 septembre 2017 par laquelle la ministre des armées a refusé de lui attribuer une pension en qualité de conjoint survivant de victime civile.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
12. Le présent arrêt, qui rejette les conclusions à fin d'annulation présentées par Mme D..., n'implique aucune mesure particulière d'exécution. Par suite, ses conclusions à fin d'injonction doivent également être rejetées.
Sur les frais liés au litige :
En ce qui concerne les dépens :
13. Aux termes du premier alinéa de l'article 24 de la loi susvisée du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique : " Les dépenses qui incomberaient au bénéficiaire de l'aide juridictionnelle s'il n'avait pas cette aide sont à la charge de l'Etat (...) ". Aux termes de l'article 40 de la même loi " L'aide juridictionnelle concerne tous les frais afférents aux instances, procédures ou actes pour lesquels elle a été accordée, à l'exception des droits de plaidoirie. / (...) / Les frais occasionnés par les mesures d'instruction sont avancés par l'Etat. " Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. / Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties. / (...) ".
14. Il résulte de la combinaison de ces dispositions que, lorsque la partie perdante bénéficie de l'aide juridictionnelle totale, et hors le cas où le juge décide de faire usage de la faculté que lui ouvre l'article R. 761-1 du code de justice administrative, en présence de circonstances particulières, de mettre les dépens à la charge d'une autre partie, les frais d'expertise incombent à l'Etat.
15. Les frais et honoraires de l'expertise confiée au docteur C..., liquidés et taxés à la somme de 800 euros par une ordonnance de la présidente du tribunal administratif de Marseille du 20 décembre 2022, doivent être mis à la charge de l'Etat, et non pas à celle, contrairement à ce qu'ont retenu les premiers juges, de Mme D..., dès lors que celle-ci bénéficiait en première instance de l'aide juridictionnelle totale par décision du bureau d'aide juridictionnelle de Marseille du 17 septembre 2018. Il y a donc lieu de réformer le jugement attaqué dans cette mesure.
En ce qui concerne les frais exposés et non compris dans les dépens :
16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'a pas dans la présente instance la qualité de partie perdante, le versement de quelque somme que ce soit au titre des frais exposés par Mme D... et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : La requête de Mme D... est rejetée.
Article 2 : Les frais et honoraires d'expertise taxés et liquidés à la somme de 800 euros par une ordonnance de la présidente du tribunal administratif de Marseille du 20 décembre 2022 sont mis à la charge définitive de l'Etat, au titre de l'aide juridictionnelle.
Article 3 : Le jugement n° 2003836 du tribunal administratif de Marseille du 12 avril 2023 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à Mme F... D... veuve B..., à Me Rihda Mimouna, et au ministre des armées et des anciens combattants.
Copie en sera adressée au docteur E... C..., expert de justice.
Délibéré après l'audience du 17 septembre 2024, où siégeaient :
- M. Marcovici, président,
- M. Revert, président assesseur,
- M. Lombart, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 1er octobre 2024.
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