CAA de BORDEAUX, 2ème chambre, 23/02/2021, 19BX00882, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision23 février 2021
Num19BX00882
JuridictionBordeaux
Formation2ème chambre
PresidentMme GIRAULT
RapporteurMme anne MEYER
CommissaireMme BEUVE-DUPUY
AvocatsCABINET RIPERT

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le D... d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA) a demandé au tribunal administratif de Bordeaux de condamner le centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux à lui rembourser la somme de 109 000 euros qu'il a versée à M. I... en réparation des préjudices résultant d'une maladie professionnelle.

Par un jugement n° 1800242 du 17 janvier 2019, le tribunal a condamné le CHU de Bordeaux à lui verser la somme de 80 500 euros.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 28 février 2019 et des mémoires enregistrés les 13 mars et 6 août 2020, le CHU de Bordeaux, représenté par la SELARL Ripert, demande à la cour, à titre principal d'annuler ce jugement et de rejeter la demande du FIVA, et à titre subsidiaire de réduire les demandes du FIVA à de plus justes proportions.

Il soutient que :
- sa requête est recevable dès lors qu'il a présenté des critiques du jugement dans le délai de recours ;
En ce qui concerne la recevabilité de la demande relative à la seconde partie de l'indemnisation :
- en l'absence de demande préalable, la demande relative à l'indemnité complémentaire de 53 500 euros correspondant à l'aggravation de l'état de santé de M. I... était irrecevable au regard des dispositions de l'article R. 421-1 du code de justice administrative ; il appartenait au FIVA, après avoir été subrogé dans les droits de M. I..., de former une seconde demande préalable ; c'est à tort que les premiers juges n'ont pas fait droit à la fin de non-recevoir tirée de l'absence de liaison du contentieux ;
- en l'absence de justification de la réception par la victime de l'indemnité en cause payée par virement du 7 septembre 2017, le FIVA n'était pas subrogé dans les droits de M. I... le 8 septembre 2017, date de sa demande préalable ;
En ce qui concerne le montant de la première partie de l'indemnisation :
- le préjudice moral et les souffrances endurées constituent un seul et même préjudice dont l'indemnisation doit être limitée à 20 000 euros ;
- le préjudice d'agrément est inexistant dès lors que M. I... continue à pratiquer la pelote basque même s'il a abandonné la compétition ;
- il s'en remet à la sagesse de la cour en ce qui concerne le préjudice esthétique ;
En ce qui concerne le montant de la seconde partie de l'indemnisation :
- c'est à bon droit que les premiers juges ont évalué le préjudice moral à 10 000 euros et n'ont pas retenu de préjudice d'agrément ;
- les autres prétentions indemnitaires du FIVA devront être réduites à de plus justes proportions.

Par des mémoires en défense enregistrés les 20 février et 25 mai 2020, le FIVA, représenté par la SELARL Dinety Avocats, conclut au rejet de la requête et demande à la cour, par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement du tribunal administratif de Bordeaux en tant qu'il n'a pas fait droit à l'intégralité de sa demande à hauteur de 109 000 euros, et dans tous les cas de mettre à la charge du CHU de Bordeaux une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que :
- la requête d'appel, qui reprend intégralement les écritures de première instance sans critiquer le jugement, est irrecevable ;
- la demande du 8 septembre 2017 a lié le contentieux, et il n'était pas tenu de chiffrer ses prétentions à l'identique dans sa réclamation et devant le tribunal ;
- dès lors que l'offre d'indemnisation complémentaire de 53 500 euros a été acceptée par M. I... le 10 juillet 2017, il était subrogé dans les droits de ce dernier dès cette date ; au demeurant, il a justifié du paiement de cette indemnité par les écritures de son agent comptable ;
En ce qui concerne la première partie de l'indemnisation :
- il y a lieu de la fixer à la somme de totale 55 500 euros évaluée par la cour d'appel de Bordeaux, qui a précisément motivé le montant retenu pour chaque préjudice ;
En ce qui concerne la seconde partie de l'indemnisation :
- le tribunal a justement évalué les préjudices physique et esthétique ;
- c'est à tort que les premiers juges ont limité à 10 000 euros le préjudice moral lié à l'aggravation de l'état de santé de M. I..., qu'il convient d'évaluer à 24 500 euros ;
- dès lors que l'aggravation de la maladie a empêché M. I... de pratiquer diverses activités sportives, notamment la pelote basque, le préjudice d'agrément existe et doit être évalué à 14 000 euros.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- la loi n° 2000-1257 du 23 décembre 2000 ;
- le décret n° 2011-963 du 23 octobre 2001 ;
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme F...,
- les conclusions de Mme B... C..., rapporteure publique,
- et les observations de Me J..., représentant le FIVA.


Considérant ce qui suit :

1. M. I..., technicien de la fonction publique hospitalière, a été exposé à l'amiante dans l'exercice de ses fonctions au CHU de Bordeaux de 1976 à 2012. Un adénocarcinome bronchique lobaire supérieur gauche lui a été diagnostiqué le 10 juin 2014. Par une décision du 13 février 2015, le directeur général du CHU de Bordeaux a reconnu le caractère professionnel de cette maladie avec un taux de séquelles de 40 % à compter de la consolidation alors fixée
au 6 novembre 2014. M. I... n'ayant pas accepté l'offre d'indemnisation du D... d'indemnisation des victimes de l'amiante (FIVA), il a saisi la cour d'appel de Bordeaux conformément aux dispositions de l'article 24 du décret du 23 octobre 2001 susvisé. Par un arrêt du 29 septembre 2016, cette cour a fixé l'indemnisation due par le FIVA à 13 700 euros au titre des souffrances physiques, 27 100 euros au titre du préjudice moral, 13 700 euros au titre du préjudice d'agrément et 1 000 euros au titre du préjudice esthétique, soit au total 55 500 euros. Par lettre du 8 septembre 2017 reçue le 14 septembre suivant, le FIVA, subrogé dans les droits de M. I..., a demandé au CHU de Bordeaux de lui rembourser cette somme. Par ailleurs, M. I... a accepté le 10 juillet 2017 une seconde offre d'indemnisation du FIVA relative à l'aggravation de son état de santé pour un montant total de 53 500 euros hors préjudice fonctionnel, incluant les sommes complémentaires de 24 500 euros au titre du préjudice moral, 14 000 euros au titre du " préjudice physique ", 14 000 euros au titre du préjudice d'agrément et 1 000 euros au titre du préjudice esthétique. En l'absence de réponse à sa demande préalable du 8 septembre 2017, le FIVA a saisi le tribunal administratif de Bordeaux d'une demande de condamnation du CHU de Bordeaux à lui rembourser la somme totale de 109 000 euros qu'il avait versée à M. I..., soit 55 500 euros au titre de la première indemnisation et 53 500 euros au titre de la seconde. Le CHU de Bordeaux relève appel du jugement du 17 janvier 2019 par lequel le tribunal l'a condamné à verser au FIVA la somme de 80 500 euros avec intérêts au taux légal à compter du 14 septembre 2017 et capitalisation des intérêts à compter
du 14 septembre 2018. Par son appel incident, le FIVA demande à la cour de faire droit à l'intégralité de sa demande.

Sur la fin de non-recevoir opposée par le FIVA à la requête d'appel :

2. La requête présentée par le CHU de Bordeaux dans le délai d'appel ne constitue pas la seule reproduction littérale de ses écritures de première instance, mais critique le jugement contesté en reprochant aux premiers juges, notamment, de ne pas avoir fait droit à sa fin de non-recevoir tirée de l'absence de liaison du contentieux relativement à la seconde indemnisation d'un montant de 53 500 euros. Elle est ainsi suffisamment motivée au regard des dispositions de l'article R. 411-1 du code de justice administrative.

Sur la recevabilité de la demande de première instance :

3. Aux termes de l'article R. 421-1 du code de justice administrative : " La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. / Lorsque la requête tend au paiement d'une somme d'argent, elle n'est recevable qu'après l'intervention de la décision prise par l'administration sur une demande préalablement formée devant elle. " Il résulte de ces dispositions qu'en l'absence d'une décision de l'administration rejetant une demande formée devant elle par le requérant ou pour son compte, une requête tendant au versement d'une somme d'argent est irrecevable et peut être rejetée pour ce motif même si, dans son mémoire en défense, l'administration n'a pas soutenu que cette requête était irrecevable, mais seulement que les conclusions du requérant n'étaient pas fondées. En revanche, les termes du second alinéa de l'article R. 421-1 n'impliquent pas que la condition de recevabilité de la requête tenant à l'existence d'une décision de l'administration s'apprécie à la date de son introduction. Cette condition doit être regardée comme remplie si, à la date à laquelle le juge statue, l'administration a pris une décision, expresse ou implicite, sur une demande formée devant elle. Par suite, l'intervention d'une telle décision en cours d'instance régularise la requête, sans qu'il soit nécessaire que le requérant confirme ses conclusions et alors même que l'administration aurait auparavant opposé une fin de non-recevoir fondée sur l'absence de décision.

4. Ainsi qu'il a été exposé au point 1, la demande préalable du FIVA portait seulement sur la somme de 55 500 euros qu'il avait versée à M. I... au titre du préjudice évalué à la date de consolidation initialement fixée au 6 novembre 2014. La subrogation du FIVA dans les droits de la victime au titre de l'aggravation ultérieure de l'état de santé de cette dernière relève d'un litige distinct qui n'a donné lieu à aucun recours préalable, même au cours de l'instance. Par suite, le CHU de Bordeaux est fondé à soutenir, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur l'autre fin de non-recevoir, que c'est à tort que les premiers juges ont reconnu la recevabilité de la seconde demande d'indemnisation. Par suite, la demande du FIVA relative à la somme de 53 000 euros doit être rejetée.

Sur la demande du FIVA relative à la somme de 55 500 euros :

5. Aux termes de l'article 53 de la loi du 23 décembre 2000 susvisée : " I. - Peuvent obtenir la réparation intégrale de leurs préjudices : / 1° Les personnes qui ont obtenu la reconnaissance d'une maladie professionnelle occasionnée par l'amiante au titre de la législation française de sécurité sociale ou d'un régime assimilé ou de la législation applicable aux pensions civiles et militaires d'invalidité ; / 2° Les personnes qui ont subi un préjudice résultant directement d'une exposition à l'amiante sur le territoire de la République française ; / (...) / II. - Il est créé, sous le nom de "D... d'indemnisation des victimes de l'amiante", un établissement public national à caractère administratif, doté de la personnalité juridique et de l'autonomie financière, placé sous la tutelle des ministres chargés de la sécurité sociale et du budget. Cet établissement a pour mission de réparer les préjudices définis au I du présent article. / (...) / VI. - Le D... est subrogé, à due concurrence des sommes versées, dans les droits que possède le demandeur contre la personne responsable du dommage ainsi que contre les personnes ou organismes tenus à un titre quelconque d'en assurer la réparation totale ou partielle dans la limite du montant des prestations à la charge desdites personnes. / (...). "

6. Le CHU de Bordeaux a reconnu le caractère professionnel de la maladie occasionnée par l'amiante dont souffre M. I.... Le juge administratif, saisi de l'action du FIVA subrogé dans les droits de la victime à concurrence des sommes qu'il lui a versées, n'est pas lié
par l'évaluation des préjudices retenue par la cour d'appel. Il lui appartient de procéder lui-même à cette évaluation au regard des éléments personnels circonstanciés présentés au dossier
afin de fixer le montant des indemnités dues.

7. Il résulte de l'instruction que l'adénocarcinome diagnostiqué en juin 2014 a nécessité une lobectomie supérieure gauche réalisée le 10 juin 2014, quatre cures de chimiothérapie complétées par une irradiation adjuvante, un traitement bronchodilatateur, la pose d'une chambre implantable et de nombreux examens. En outre, cette pathologie est à l'origine de douleurs thoraciques et d'une gêne respiratoire pouvant être douloureuse. Les premiers juges n'ont pas fait une appréciation excessive des souffrances physiques en évaluant ce préjudice
à 13 700 euros.

8. La connaissance par une personne ayant été exposée aux poussières d'amiante du risque qu'elle présente de développer un cancer susceptible de mettre en jeu son pronostic vital constitue un préjudice moral distinct des souffrances endurées. En l'espèce, ce risque s'est réalisé pour M. I..., qui a présenté un cancer à l'âge de 63 ans et demeurait, à la date de consolidation de son état de santé fixée au 6 novembre 2014 après la fin des traitements, dans l'incertitude d'une récidive de cette pathologie grave. La somme de 27 100 euros allouée à ce titre par le tribunal apparaît cependant excessive. Il y a lieu de la ramener à 20 000 euros.

9. Il résulte de l'instruction que M. I..., qui pratiquait la pelote basque en compétition, a ultérieurement poursuivi cette activité sportive avec des limitations importantes en raison de son essoufflement et de son état de fatigue. Si le préjudice d'agrément est ainsi caractérisé, son évaluation doit être ramenée de 13 700 euros à 3 000 euros.

10. Les premiers juges ont fait une juste appréciation du préjudice esthétique, caractérisé par une chambre implantée temporaire pouvant être dissimulée sous les vêtements et une discrète cicatrice de lobectomie, en l'évaluant à 1 000 euros.

11. Il résulte de tout ce qui précède que l'évaluation des préjudices de M. I...
à la date du 6 novembre 2014 doit être ramenée de 55 500 euros à 37 700 euros, que le CHU de Bordeaux est seulement fondé à demander que la somme de 80 500 euros qu'il a été condamné
à verser au FIVA au titre de la pathologie initiale et de son aggravation ultérieure soit ramenée
à 37 700 euros au titre de la pathologie initiale, et que l'appel incident du FIVA doit être rejeté.
Sur les frais exposés par les parties à l'occasion du litige :
12. Le FIVA, qui est la partie perdante, n'est pas fondé à demander l'allocation d'une somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


DÉCIDE :


Article 1er : La somme que le CHU de Bordeaux a été condamné à verser au FIVA est ramenée de 80 500 euros à 37 700 euros
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Bordeaux n° 1800242 du 17 janvier 2019
est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au centre hospitalier universitaire de Bordeaux
et au D... d'indemnisation des victimes de l'amiante.
Délibéré après l'audience du 26 janvier 2021 à laquelle siégeaient :
Mme K... H..., présidente,
Mme A... F..., présidente-assesseure,
Mme E... G..., conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 23 février 2021.

La rapporteure,
Anne F...
La présidente,
Catherine H...La greffière,
Virginie Guillout
La République mande et ordonne au ministre des solidarités et de la santé en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.

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N° 19BX00882