CAA de MARSEILLE, 7ème chambre, 25/04/2022, 20MA02515, Inédit au recueil Lebon
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. B... A... a demandé au tribunal administratif de Marseille de condamner l'Etat à lui verser la somme globale de 548 280 euros en réparation des préjudices qu'il a subis à l'occasion des accidents de service dont il a été victime sous les armes entre 1997 et 2012, assortie des intérêts et de leur capitalisation et de mettre à la charge de l'Etat les frais d'expertise s'élevant à 1 200 euros ainsi que la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Par un jugement n° 1705232 du 8 juin 2020, le tribunal administratif de Marseille a condamné l'Etat à verser 36 500 euros à M. A..., sous déduction des sommes éventuellement déjà versées par la commission des anciens combattants au titre de l'accident de parachute subi en 2008.
Procédure devant la Cour :
I. Par une requête n° 20MA02515 et des mémoires enregistrés le 29 juillet 2020, le 17 novembre 2020 et le 27 janvier 2022, M. A..., représenté par Me Treves, demande à la Cour :
1°) de confirmer le jugement concernant l'indemnisation au titre du déficit fonctionnel permanent pour un montant de 15 000 euros, des souffrances physiques et psychiques pour un montant de 15 000 euros, du préjudice esthétique pour un montant de 1 500 euros, le préjudice d'agrément pour un montant de 5 000 euros et les frais d'expertise pour un montant de 1 000 euros ;
2°) de condamner l'Etat à l'indemniser au titre de son préjudice sexuel pour un montant de 100 000 euros et au titre de son préjudice moral pour un montant de 15 000 euros ;
3°) d'ordonner le cas échéant, avant dire droit, une expertise destinée à apprécier et évaluer le préjudice sexuel ainsi que le préjudice résultant de l'accident de service du 17 mai 2009 à Calvi ;
4°) de condamner l'Etat à l'indemniser pour son préjudice patrimonial ou professionnel et de carrière à hauteur de 279 780 euros ;
5°) de condamner l'Etat à lui verser la capitalisation des intérêts de droit capitalisés ;
6°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- la responsabilité pour faute de l'Etat est engagée s'agissant du préjudice professionnel résultant de son inaptitude à exercer son métier de militaire qui doit être réparé à hauteur de 279 780 euros ;
- le préjudice sexuel doit être réparé à hauteur de 100 000 euros ;
- le préjudice moral doit être réparé à hauteur de 15 000 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 20 décembre 2021, la ministre des armées conclut au rejet de la requête.
Elle soutient que les conclusions tendant à la condamnation de l'Etat pour faute à raison de l'accident du 17 mai 2009 sont irrecevables comme fondées sur une cause juridique nouvelle et qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.
II. Par une requête n° 20MA02824 enregistrée le 6 août 2020, la ministre des armées demande à la Cour de réformer l'article 1er du jugement n° 1705232 du 8 juin 2020 du tribunal administratif de Marseille en ramenant la condamnation de l'Etat de la somme de 36 500 euros à celle de 21 500 euros.
Elle soutient qu'en l'absence de faute de l'Etat, le militaire victime d'un accident de service ne peut prétendre qu'à l'indemnisation de ses préjudices non réparés par la pension militaire d'invalidité qui indemnise forfaitairement les pertes de revenus, l'incidence professionnelle de l'incapacité physique et les déficits fonctionnels temporaires et permanents.
Par des mémoires enregistrés le 11 décembre 2020 et le 27 janvier 2022, M. A... demande à la Cour :
1°) le rejet de la requête ;
2°) l'annulation de la décision implicite de rejet de son recours gracieux en date du 17 mars 2017 ;
3°) la condamnation de l'Etat à l'indemniser de son préjudice sexuel à hauteur de 100 000 euros et de son préjudice moral à hauteur de 15 000 euros ;
4°) d'ordonner le cas échéant et avant dire droit une expertise pour évaluer son préjudice sexuel et l'entier préjudice résultant de l'accident de service du 17 mai 2009 ;
5°) la condamnation de l'Etat à indemniser son préjudice patrimonial ou professionnel et de carrière à hauteur de 279 780 euros ;
6°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il présente les mêmes moyens que ceux exposés dans sa requête n° 20MA02515.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la défense ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 72-662 du 13 juillet 1972 ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Prieto,
- et les conclusions de M. Chanon, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. A..., ancien militaire de carrière de la Légion étrangère, a été victime de divers traumatismes physiques et psychiques à la suite de plusieurs accidents de service lorsqu'il était sous les armes, avant d'être rayé des contrôles et mis à la retraite anticipée à l'âge de 41 ans, le 27 septembre 2015. Par un courrier du 17 mars 2017, reçu le 22 mars 2017, M. A... a saisi la commission des recours des militaires d'une demande indemnitaire tendant à la réparation des préjudices qu'il estime avoir subis à l'occasion des accidents de service dont il a été victime sous les armes entre 1997 et 2012, qui a été implicitement rejetée. Par une ordonnance n° 1508743 du 27 janvier 2016, le tribunal a désigné un collège de deux experts afin d'évaluer l'état de santé et les préjudices subis par l'intéressé. Le rapport d'expertise a été déposé le 27 juillet 2016.
2. M. A... relève appel du jugement n° 1705232 du 8 juin 2020 du tribunal administratif de Marseille en tant qu'il a limité la condamnation de l'Etat à lui verser 36 500 euros, sous déduction des sommes éventuellement déjà versées par la commission des anciens combattants au titre de l'accident de parachute subi en 2008. Il demande la confirmation du jugement concernant l'indemnisation au titre du déficit fonctionnel permanent pour un montant de 15 000 euros, des souffrances physiques et psychiques pour un montant de 15 000 euros, du préjudice esthétique pour un montant de 1 500 euros, le préjudice d'agrément pour un montant de 5 000 euros, concernant les frais d'expertise pour un montant de 1 000 euros. Il demande en outre la condamnation de l'Etat à l'indemniser au titre de son préjudice sexuel pour un montant de 100 000 euros, au titre de son préjudice moral pour un montant de 15 000 euros et au titre du préjudice patrimonial ou professionnel et de carrière à hauteur de 279 780 euros.
3. La ministre des armées relève appel du même jugement n° 1705232 du 8 juin 2020 du tribunal administratif de Marseille et demande de ramener la condamnation de l'Etat de la somme de 36 500 euros à celle de 21 500 euros.
4. Aux termes de l'article L. 4123-2 du code de la défense : " Les militaires bénéficient des régimes de pensions ainsi que des prestations de sécurité sociale dans les conditions fixées par le code des pensions civiles et militaires de retraite, le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et le code de la sécurité sociale ". Aux termes de l'article L. 121-1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre : " Ouvrent droit à pension : / 1° Les infirmités résultant de blessures reçues par suite d'évènements de guerre ou d'accidents éprouvés par le fait ou à l'occasion du service ; / 2° Les infirmités résultant de maladies contractées par le fait ou à l'occasion du service ; / 3° L'aggravation par le fait ou à l'occasion du service d'infirmités étrangères au service ; / 4° Les infirmités résultant de blessures reçues par suite d'accidents éprouvés entre le début et la fin d'une mission opérationnelle, y compris les opérations d'expertise ou d'essai, ou d'entraînement ou en escale, sauf faute de la victime détachable du service. ".
5. En instituant la pension militaire d'invalidité, le législateur a entendu déterminer forfaitairement la réparation à laquelle les militaires victimes d'un accident de service peuvent prétendre, au titre de l'atteinte qu'ils ont subie dans leur intégrité physique, dans le cadre de l'obligation qui incombe à l'Etat de les garantir contre les risques qu'ils courent dans l'exercice de leur mission. Toutefois, si le titulaire d'une pension a subi, du fait de l'infirmité imputable au service, d'autres préjudices que ceux que cette prestation a pour objet de réparer, tels que des préjudices patrimoniaux d'une autre nature ou des préjudices personnels, même en l'absence de faute de l'Etat, il peut prétendre à une indemnité complémentaire égale au montant de ces préjudices. Ces dispositions ne font pas non plus obstacle à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre l'Etat, dans le cas notamment où l'accident serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité.
Sur la requête de M. A... :
Sur la fin de non-recevoir opposée par la ministre des armées et tirée de l'irrecevabilité des demandes relatives au préjudice professionnel et de carrière, fondées sur une cause juridique nouvelle :
6. La personne qui a demandé au tribunal administratif la réparation des conséquences dommageables d'un fait qu'elle impute à une administration est recevable à détailler ces conséquences devant le juge d'appel, en invoquant le cas échéant des chefs de préjudice dont elle n'avait pas fait état devant les premiers juges, dès lors qu'ils se rattachent au même fait générateur et que ses prétentions demeurent dans la limite du montant total de l'indemnité chiffrée en première instance, augmentée le cas échéant des éléments nouveaux apparus postérieurement au jugement, sous réserve des règles qui gouvernent la recevabilité des demandes fondées sur une cause juridique nouvelle.
7. M. A... doit être regardé comme soulevant un moyen fondé sur une cause juridique nouvelle dès lors qu'il invoque en appel pour la première fois la responsabilité pour faute de l'Etat. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par la ministre des armées doit être accueillie.
En ce qui concerne les préjudices d'ordre sexuel et moral :
8. Il résulte de l'instruction, et n'est pas contesté par la ministre des armées en défense, que M. A... a subi, à l'occasion de plusieurs accidents de service qui se sont déroulés les 24 janvier 1997, 11 décembre 1998, 9 octobre 2008, 7 juin 2010, 31 août 2010 et 10 janvier 2012 lorsqu'il était en fonction au sein de la Légion étrangère, plusieurs traumatismes d'ordre physique et psychique. Comme l'ont relevé les premiers juges, M. A... est donc fondé à rechercher la responsabilité sans faute de l'Etat afin d'obtenir la réparation des souffrances endurées, des préjudices esthétique, sexuel ou d'agrément qu'il a subis, distincts de l'atteinte à son intégrité physique réparée par la pension militaire d'invalidité.
9. En premier lieu, si M. A... fait état d'un préjudice d'ordre sexuel dont il évalue le montant de la réparation à 100 000 euros, il n'apporte aucun élément de nature à établir le lien de causalité direct et certain entre ce préjudice allégué et les accidents de service dont il a été victime. Notamment, le rapport d'expertise, qui analyse extensivement les différents préjudices subis par M. A..., ne fait état d'aucun préjudice sexuel qui résulterait des accidents de service à l'origine de la demande indemnitaire de l'intéressé. Ainsi, sans qu'il y ait lieu de procéder à la nouvelle mesure d'instruction sollicitée, la demande présentée à ce titre par l'appelant doit être écartée.
10. En second lieu, s'agissant du préjudice moral invoqué par M. A..., ce chef de préjudice doit être regardé en l'espèce et eu égard aux arguments évoqués par l'intéressé comme ayant déjà été réparé au titre des souffrances endurées dont l'appelant ne conteste pas l'évaluation qui en a été faite par le tribunal administratif de Marseille. Le rapport d'expertise, qui évalue lesdites souffrances endurées par M. A... à 4,5/7, précise qu'elles comprennent tant les souffrances physiques que psychiques. Par suite, il y a lieu de rejeter également la demande présentée à ce titre par M. A....
11. Il résulte de tout ce qui précède que M. A... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Marseille n'a pas condamné l'Etat à l'indemniser au titre de son préjudice sexuel, de son préjudice moral et de son préjudice patrimonial ou professionnel et de carrière.
Sur la requête de la ministre des armées :
12. Il ressort des pièces du dossier que les conclusions de la ministre des armées ont été enregistrées au greffe de la Cour le 6 août 2020, dans le délai d'appel. Ces conclusions, qui présentent le caractère d'un appel principal, sont recevables.
13. La ministre des armées relève appel du même jugement n° 1705232 du 8 juin 2020 du tribunal administratif de Marseille ayant condamné l'Etat à verser à M. A... la somme de 36 500 euros, sous déduction des sommes éventuellement déjà versées par la commission des anciens combattants au titre de l'accident de parachute subi en 2008 et demande de ramener la condamnation de l'Etat de la somme de 36 500 euros à celle de 21 500 euros.
14. Eu égard à la finalité qui lui est assignée par les dispositions de l'article L. 1 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre (CPMIVG) et aux éléments entrant dans la détermination de son montant, tels qu'ils résultent des dispositions des articles L. 8 bis à L. 40 du même code, la pension militaire d'invalidité doit être regardée comme ayant pour objet de réparer, d'une part, les pertes de revenus et l'incidence professionnelle de l'incapacité physique et, d'autre part, le déficit fonctionnel, entendu comme l'ensemble des préjudices à caractère personnel liés à la perte de la qualité de la vie, aux douleurs permanentes et aux troubles ressentis par la victime dans ses conditions d'existence personnelles, familiales et sociales, à l'exclusion des souffrances éprouvées avant la consolidation, du préjudice esthétique, du préjudice sexuel, du préjudice d'agrément lié à l'impossibilité de continuer à pratiquer une activité spécifique sportive ou de loisirs et du préjudice d'établissement lié à l'impossibilité de fonder une famille. Lorsqu'elle est assortie de la majoration prévue à l'article L. 18 du code, la pension a également pour objet la prise en charge des frais afférents à l'assistance par une tierce personne.
15. Si le titulaire d'une pension a subi, du fait de l'infirmité imputable au service, d'autres préjudices que ceux que cette prestation a pour objet de réparer, il peut prétendre à une indemnité complémentaire égale au montant de ces préjudices.
16. Il résulte de ce qui précède qu'en l'absence de faute de l'Etat, le militaire victime d'un accident de service ne peut prétendre qu'à l'indemnisation de ses préjudices non réparés par la pension militaire d'invalidité qui indemnise forfaitairement les pertes de revenus, l'incidence professionnelle de l'incapacité physique et les déficits fonctionnels temporaires et permanents. Dans ces conditions, la ministre des armées est fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Marseille a condamné l'Etat à verser à M. A... une somme de 15 000 euros en réparation de son déficit fonctionnel permanent dès lors que celui-ci est réparé par la pension militaire d'invalidité.
17. En outre comme cela a été indiqué au point 7, M. A..., en invoquant pour la première fois en appel la responsabilité pour faute de l'Etat, doit être regardé comme soulevant un moyen fondé sur une cause juridique nouvelle. Les conclusions reconventionnelles correspondantes doivent, par suite, être rejetées comme irrecevables.
18. Il résulte de tout ce qui précède que la ministre des armées est fondée à soutenir qu'il y a lieu de réduire le montant des sommes attribuées par le tribunal administratif de Marseille à M. A... d'un montant de 15 000 euros et de réformer le jugement en conséquence en condamnant l'Etat à verser à M. A... une somme de 21 500 euros.
Sur les intérêts et leur capitalisation :
19. M. A... a droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 21 500 euros à compter du 22 mars 2017, date de réception de la demande d'indemnisation présentée auprès de la commission des recours des militaires le 17 mars 2017.
20. La capitalisation des intérêts, si elle peut être demandée à tout moment devant le juge, ne peut toutefois prendre effet que lorsque les intérêts sont dus pour une année entière. La capitalisation s'accomplit ensuite de nouveau à chaque échéance annuelle ultérieure sans qu'il soit besoin de formuler une nouvelle demande. M. A... a demandé la capitalisation des intérêts pour la première fois dans sa demande introductive d'instance enregistrée le 20 juillet 2017. Il y a lieu, dès lors, d'y faire droit à compter du 23 mars 2018, date à laquelle était due, pour la première fois, une année d'intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Sur les frais liés au litige :
21. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que la ministre des armées, qui n'a pas la qualité de partie perdante, verse à M. A... la somme que celui-ci réclame au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : L'Etat est condamné à verser 21 500 euros à M. A..., sous déduction des sommes déjà versées en application du jugement n° 1705232 du 8 juin 2020 du tribunal administratif de Marseille. Cette somme portera intérêts à compter du 22 mars 2017. Les intérêts seront capitalisés à compter du 23 mars 2018, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Article 2 : Le jugement n° 1705232 du 8 juin 2020 du tribunal administratif de Marseille est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : La requête n° 20MA02515 de M. A... et ses conclusions reconventionnelles présentées dans le cadre de la requête n° 20MA02824 sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... A... et à la ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 8 avril 2022, où siégeaient :
- M. Pocheron, président de chambre,
- Mme Ciréfice, présidente assesseure,
- M. Prieto, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 25 avril 2022.
N° 20MA02515, 20MA02824 2
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