CAA de VERSAILLES, 1ère chambre, 26/03/2024, 22VE00646, Inédit au recueil Lebon

Information de la jurisprudence
Date de décision26 mars 2024
Num22VE00646
JuridictionVersailles
Formation1ère chambre
PresidentMme VERSOL
RapporteurMme Elise TROALEN
CommissaireM. LEROOY
AvocatsSELARL CONCORDE AVOCATS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... A... a demandé au tribunal administratif de Versailles de condamner l'Etat à lui verser la somme de 385 999,50 euros, assortie des intérêts et de leur capitalisation, en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait d'agissements de harcèlement moral, à enjoindre à la ministre des armées de reconstituer sa carrière et au ministre chargé des finances publiques de procéder à la revalorisation de sa pension militaire de retraite à compter du 14 mai 2016, et à titre subsidiaire, de saisir la cour de justice de l'Union européenne de l'interprétation des dispositions de l'article 45 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Par une ordonnance du 13 décembre 2019, la présidente du tribunal administratif de Versailles a renvoyé au tribunal administratif de Cergy-Pontoise la demande de M. A....

Par jugement n° 1915692 du 1er avril 2021, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a prononcé un non-lieu à statuer sur la demande de M. A... tendant à l'indemnisation de son préjudice moral et au remboursement de la somme de 900 euros, a mis à la charge de l'Etat le versement à M. D... la somme correspondant à la capitalisation des intérêts échus à la date du 14 février 2018 sur la somme de 10 900 euros et rejeté le surplus de la demande de M. A....

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire enregistrés les 21 mars 2022 et 9 février 2024, M. A..., représenté par Me Gauthier, avocate, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement en tant qu'il rejette le surplus de sa demande ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme totale de 99 509,55 euros, assortie de la capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait d'agissements de harcèlement moral ;

3°) d'enjoindre à l'Etat de reconstituer sa carrière et de revaloriser sa pension militaire de retraite à compter du 13 mai 2013 ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil de la somme de 4 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.

Il soutient que :
- le jugement attaqué est irrégulier, faute pour les premiers juges d'avoir examiné le moyen tiré de la méconnaissance des articles 3 et 31 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- du fait du rapatriement sanitaire dont il a fait l'objet en raison des agissements de harcèlement moral subis, il a été privé du bénéfice de l'indemnité de résidence pendant une période de deux mois ; il est donc en droit de se voir rembourser de la somme de 5 035,32 euros ;
- c'est à tort que les premiers juges ont estimé qu'il ne pouvait se voir rembourser du montant des primes, indemnités et avantages non perçus pendant ses congés maladie au motif que leur versement était conditionné à l'exercice effectif des fonctions, dès lors qu'il aurait nécessairement perçu ces sommes en l'absence de harcèlement ; il demande donc le remboursement de la prime mensuelle des repas de service, de l'indemnité pour temps d'activité et d'obligations professionnelles complémentaires, du remboursement de la moitié de son titre de transport et de l'indemnité d'habillement, pour un montant total de 12 321,82 euros ;
- c'est également à tort que les premiers juges ont estimé que le lien de causalité entre les agissements de harcèlement et les retraits effectués sur les placements financiers n'était pas justifié ; il subit une perte de rentabilité d'un montant de 3 302 euros dont il demande réparation ;
- il a été contraint, du fait des agissements de harcèlement moral qui ont conduit à son placement en arrêt maladie puis à sa radiation des cadres, de quitter le logement qu'il occupait à la caserne et de trouver un logement personnel et demande donc le remboursement des loyers acquittés, pour un montant de 23 495 euros, des frais d'électricité, pour un montant de 2 181,51 euros et de la redevance audiovisuelle, pour un montant de 852 euros, frais qu'ils n'auraient pas eu à assumer s'il avait pu poursuivre son exercice professionnel ;
- le fait d'avoir été contraint de travailler à temps plein pendant des périodes pour lesquelles un expert médical a ensuite estimé qu'il était en situation d'incapacité de travailler est à l'origine d'un préjudice moral, dont il demande réparation à hauteur de 30 321,90 euros ;
- les agissements de harcèlement moral qu'il a subis sont contraires aux stipulations de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, ce qui lui cause un préjudice moral estimé à la somme de 10 000 euros ;
- c'est à tort que les premiers juges ont estimé que le lien de causalité entre les agissements de harcèlement et les difficultés rencontrées par le requérant dans son cursus universitaire n'était pas justifié ; il en demande réparation à hauteur de 12 000 euros ;
- sa carrière ayant été interrompue prématurément en raison des agissements de harcèlement moral, il doit être enjoint à la ministre des armées de reconstituer sa carrière et au ministre chargé des finance publiques de revaloriser sa pension de retraite militaire à compter du 13 mai 2013.

M. A... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 29 octobre 2021.

Par un mémoire en défense enregistré le 16 janvier 2024, le ministre des armées conclut au rejet de la requête et fait valoir que les moyens invoqués par M. A... sont infondés.

Par ordonnance du 16 janvier 2024, la clôture d'instruction a été fixée au 16 février 2024 à 12 heures en application de l'article R. 613-1 du code de justice administrative.

Vu :
- le code de la défense ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ;
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Troalen ;
- les conclusions de M. Lerooy, rapporteur public ;
- et les observations de Me Debroissia, représentant M. A..., et de Mme B..., représentant le ministre des armées.


Considérant ce qui suit :

1. M. A..., caporal-chef dans l'armée de terre, a demandé réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait d'agissements de harcèlement moral dont il a été victime au cours de son affectation à Djibouti, du 1er juillet 2003 à son rapatriement sanitaire le 31 mars 2005, puis à la direction du renseignement militaire à Paris, du 1er août 2005 à son placement en congé maladie à compter du 23 avril 2007. Il relève appel du jugement du 1er avril 2021 par lequel le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a prononcé un non-lieu à statuer à hauteur de la somme de 10 000 euros correspondant à l'indemnisation de son préjudice moral et du remboursement de la somme de 900 euros correspondant à des frais d'expertise médicale, alloués en cours d'instance par l'Etat par une décision du 14 mai 2018, en tant que le tribunal a rejeté le surplus de sa demande.

Sur la régularité du jugement :

2. Dans ses écritures de première instance, M. A... a notamment soutenu que les agissements de harcèlement moral dont il estimait avoir été victime étaient contraires au droit de l'Union européenne, en se prévalant en particulier de la libre circulation des personnes, garantie par les articles 15 et 45 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et par l'article 45 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. S'il évoquait également, dans ses écritures, les articles 3 et 31 de cette charte, en indiquant qu'ils interdisaient les agissements de harcèlement moral, il entendait ainsi démontrer que ces agissements avaient constitué selon lui une entrave à sa liberté de circulation au sein de l'Union européenne. Par suite, en se prononçant au point 6 du jugement attaqué sur le moyen tiré de ce que ces agissements constituaient une telle entrave, les premiers juges ont répondu au moyen qui leur était soumis.




Sur le bien-fondé du jugement :

En ce qui concerne les préjudices allégués :

3. En premier lieu, si, pour l'évaluation du préjudice financier subi du fait d'agissements de harcèlement moral, il peut être tenu compte de la perte des primes et indemnités dont la victime avait une chance sérieuse de bénéficier pour la période où elle a cessé d'exercer compte tenu des conséquences sur son état de santé de ces agissements, il ne saurait en aller de même pour les primes et indemnités qui, eu égard à leur nature, à leur objet et aux conditions dans lesquelles elles sont versées, sont seulement destinées à compenser les frais, charges ou contraintes liés à l'exercice effectif des fonctions.

4. M. A... expose, d'une part, que du fait du rapatriement sanitaire dont il a fait l'objet en raison des agissements de harcèlement moral subis, il a été privé, pendant une période de deux mois correspondant aux mois de mai et juin 2005, du bénéfice de l'indemnité de résidence à l'étranger. Toutefois l'interruption du versement de l'indemnité de résidence dont bénéficiait M. A... pendant son affectation à Djibouti, et qui avait pour objet de compenser des sujétions liées à l'exercice effectif de ses fonctions à l'étranger, ne saurait donner lieu à réparation.

5. M. A... soutient, d'autre part, que les agissements de harcèlement moral subis l'ont privé d'une chance sérieuse de percevoir, pendant la durée pendant laquelle il a été en congé maladie puis jusqu'à la date à laquelle il aurait dû exercer ses fonctions, la prime mensuelle des repas de service, l'indemnité pour temps d'activité et d'obligations professionnelles complémentaires, le remboursement de la moitié du prix de son titre de transport et l'indemnité d'habillement. Toutefois, l'ensemble de ces éléments de rémunération sont destinés à compenser des frais, charges ou contraintes liés à l'exercice effectif des fonctions. Leur absence de versement pendant les congés maladie ne saurait donc ouvrir un droit à réparation pour M. A....

6. En deuxième lieu, si M. A... fait valoir qu'à compter du mois de février 2008, il n'a plus été logé en caserne, l'avantage en nature résultant de la disposition d'un logement de fonction par nécessité de service est la contrepartie des sujétions attachées à l'exercice effectif des fonctions. Dès lors, la cessation de cet avantage ne peut davantage être pris en considération pour la détermination de ses droits à indemnité. M. A... ne saurait donc prétendre au remboursement des loyers qu'il verse pour l'occupation d'un logement privé et des frais d'électricité correspondant ou de la redevance audiovisuelle.

7. En troisième lieu, si l'expert psychiatre désigné par la cour régionale des pensions militaires dans le cadre du litige relatif à la demande de pension d'invalidité présentée par M. A... a indiqué, dans son rapport du 25 février 2011, que ce dernier " semble avoir été atteint d'une pathologie ayant occasionné une incapacité totale de travail du 1er avril 2005 au 1er octobre 2007 de 100% ", il ne résulte pas de l'instruction et il n'est pas allégué que M. A..., qui a bénéficié d'un arrêt de travail le 23 octobre 2006, puis de congés maladie de manière interrompue du 23 avril au 23 novembre 2007, aurait fait état de son incapacité à travailler à son administration en dehors de ces périodes. Ainsi, M. A... ne saurait prétendre à la réparation du préjudice résultant de la faute, distincte des agissements de harcèlement moral, consistant à avoir exigé de lui qu'il travaille à une époque où son état de santé ne le lui permettait pas.

8. En quatrième lieu, M. A... indique qu'il a dû effectuer, du fait de la baisse de rémunération induite par ses congés maladie, des retraits sur l'assurance vie dont il dispose et demande que la perte d'intérêts en résultant sur la période du 1er octobre 2008 au 18 juillet 2010 soit mise à la charge de l'Etat. Toutefois, l'attestation émise le 4 juin 2014 par son conseiller en gestion de patrimoine fait état de retraits effectués dès le 23 avril 2007, soit avant que son placement en congé maladie ait une incidence significative sur sa rémunération, l'intéressé ayant commencé à ne bénéficier que d'un demi-traitement à compter du mois d'octobre 2008. Dans ces conditions, le lien de causalité entre ces retraits et les agissements de harcèlement moral n'étant pas justifié, M. A... ne saurait se voir indemnisé de la perte d'intérêts alléguée.

9. En cinquième lieu, M. A..., qui a entamé en 2002-2003, soit avant son affectation à Djibouti, un cursus universitaire, soutient que les difficultés qu'il a rencontrées dans la poursuite de ce cursus sont liées aux agissements de harcèlement moral dont il a été victime. Toutefois, la seule attestation du service médical de son université, rédigée en avril 2013 et faisant état de difficultés à compter du mois de novembre 2011, période à laquelle il avait déjà été radié des cadres de la fonction publique militaire, ne saurait suffire à justifier de l'incidence de ces agissements sur ce cursus universitaire, suivi en partie par correspondance par l'intéressé.

10. En dernier lieu, si M. A... soutient que les agissements de harcèlement moral qu'il a subis sont contraires au droit de l'Union européenne, et en particulier au principe de libre circulation des personnes, le préjudice moral dont il se prévaut à cet égard n'est pas distinct de celui résultant de ces agissements. Il ne saurait, par suite, donner lieu à une indemnisation supplémentaire.

En ce qui concerne les conclusions à fin d'injonction :
11. Si M. A... demande qu'il soit enjoint à l'Etat de reconstituer sa carrière et de revaloriser sa pension de retraite à compter du 13 mai 2013, le présent arrêt, qui rejette ses conclusions indemnitaires, n'implique pas le prononcé de telles mesures.

12. Il résulte de tout ce qui précède que M. A... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal a rejeté ses conclusions indemnitaires.

Sur les demandes présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

13. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente espèce, la somme que M. A... demande au titre des frais d'instance.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de M. A... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... A... et au ministre des armées.

Délibéré après l'audience du 12 mars 2024, à laquelle siégeaient :

Mme Versol, présidente de chambre,
Mme Dorion, présidente-assesseure,
Mme Troalen, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 26 mars 2024.

La rapporteure,




E. TROALENLa présidente,




F. VERSOLLa greffière,




S. LOUISERE
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme
La greffière,
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No 22VE00646